Bière, cigarettes et médicaments périmés, c’est soirée roulette !
Publié le 20 mai 2024
Buckshot Roulette est un jeu d’horreur de type tabletop, d’abord sorti de manière indépendante sur itch.io le 28 décembre 2023, puis sur Steam, sous la coupe de Critical Reflex (éditeur notamment du génial Lunacid il y a quelques mois), le 4 avril 2024. L’auteur s’appelle Mike Klubnika. C’est un développeur solo estonien, également musicien, auteur de toute une série de courts jeux expérimentaux proposés pour la plupart gratuitement sur itch.io. Buckshot Roulette, créé à l’aide du moteur Godot, constitue son premier succès majeur et c’est aussi son premier jeu payant, vendu moins de trois euros, mais écoulé à plus d’un million d’exemplaires !
Graphiquement, le jeu ressemble beaucoup à Inscryption, le « rogue deck-builder avec un twist » de Daniel Mullins (2021). Mêmes textures baveuses, même ambiance inquiétante dans des décors sales, tout en nuances de marron, de rouille et de vert-de-gris, même face-à-face avec un maître du jeu aux intentions que l’on devine malsaines. On commence la partie en vue FPS, dans des toilettes publiques crasseuses. Sur un miroir sans reflets est simplement écrit le mot « Afraid« . Ça pose l’ambiance. Derrière les murs résonnent les basses entêtantes et répétitives d’une musique de boîte de nuit, comme pour marteler, à grand renfort de percussions, qu’un rite primitif est sur le point de débuter dont on sera probablement la victime.
Victime ? Peut-être pas tant que ça, car rien ne nous indique que quiconque nous ait obligé à venir dans cette sorte de grand hangar industriel transformé en lieu de divertissements underground illégaux. On sort des sanitaires en poussant une porte, on traverse une petite coursive surplombant le dance floor où un homme fume et contemple les danseurs hors-champ sous nous prêter la moindre attention, puis on entre dans une nouvelle pièce où débute véritablement le jeu. Un grand plateau de la taille d’une table de billard s’étire devant nous. De l’autre côté se tient un personnage effrayant au visage rond, aux orbites vides et à la bouche immense remplie de dents acérées. Nommé le dealer, la créature nous tend d’abord un contrat à signer. Elle ne souhaite pas être tenue pour responsable de ce qui pourrait nous arriver ensuite. Un fusil à pompe de calibre 12 est posé sur la table et des machines médicales ainsi qu’un afficheur de score entourent l’espace restreint où va se dérouler la partie. Les règles sont simples : nous allons devoir jouer à une variante de la roulette russe. Le contrat est signé. Pas moyen de faire demi-tour.
Pour gagner, il est nécessaire de survivre à trois phases successives. D’abord, chaque opposant, le dealer et le joueur lui-même, dispose de deux points de vie matérialisés par deux petits éclairs visibles sur un écran, sur le côté droit de la table. Un petit présentoir apparaît sur le bord du plateau, révélant quels types de cartouches seront chargées dans le fusil. Un maximum de huit (deux minimum), certaines létales et d’autres blanches. Chaque fois que le fusil est rechargé, c’est le joueur qui commence. Il choisit soit de se tirer dessus en plaçant le canon sous son menton, soit de tirer sur le maître de jeu. S’il se tire dessus, en tremblotant, et que la balle était à blanc, il a droit à un nouveau tour. S’il tire à blanc sur le dealer, il doit transmettre l’arme à ce dernier. Si le tir fait des dégâts, on passe de toute façon la main, mais l’adversaire a perdu l’un de ses PV (points de vie). Tout est une question de probabilités et le rendu à l’écran est saisissant, renforcé par l’atmosphère glauque du squat. Pointer volontairement une arme sur soi-même a quelque chose de très dérangeant et, même s’il ne s’agit que d’un jeu vidéo, il est difficile de rester indifférent et de ne pas plisser les yeux au moment où l’un des protagonistes presse la détente. C’est là le principal point fort du titre. Dès lors que vous êtes touché, deux mains invisibles vous appliquent sur la poitrine les électrodes d’un défibrillateur et vous reprenez immédiatement du poil de la bête. Le dealer, lui, ne semble pas affecté physiquement par les décharges de chevrotine. À l’issue de ce premier tour, si vous survivez, après que votre adversaire est tombé dans une gerbe de sang (les projections de gouttelettes carmin sur l’écran produisent un joli effet), la deuxième phase commence. Le dealer, bien que défait, est indemne, et les règles du jeu évoluent légèrement, vous permettant d’influer de manière conséquente sur les probabilités. Vous bénéficiez cette fois de quatre PV chacun et, à chaque fois que le fusil doit être rechargé avec un assortiment aléatoire, dans un ordre inconnu, de cartouches grises (inoffensives) et rouges (mortelles), une trappe s’ouvre devant vous, sur la table, et révèle une boîte dans laquelle vous pourrez piocher à l’aveugle plusieurs objets aux propriétés diverses. Pour ne pas tout dévoiler, donnons juste quelques exemples : un paquet de cigarettes qui permet de récupérer un PV, une seringue d’adrénaline pour voler un objet au dealer (soumis aux mêmes règles que vous, à l’exception de son immortalité), une cannette de bière pour faire sortir du chargeur la cartouche censée être la prochaine tirée ou encore une plaquette de pilules périmées qui ont une chance sur deux de vous redonner deux PV et une sur deux de vous en faire perdre un. En cas de succès, la troisième phase est similaire à la deuxième, mais le nombre de PV s’élève à six et, lorsqu’il en reste moins de deux à l’un des joueurs, l’écran où apparaît sa barre de vie se brouille et le prochain coup qu’il recevra signera la fin de la partie. Si l’on évite la mort durant les trois phases, le dealer nous offre une mallette remplie de billets avec laquelle on peut quitter (presque) sain et sauf ces sinistres lieux. Sinon, c’est retour à la case WC.
Si la rejouabilité de Buckshot Roulette ne paraît pas évidente à première vue, elle devient claire une fois la première victoire obtenue. En effet, ce succès débloque un mode infini appelé « Double or Nothing« . Il permet de poursuivre la partie en cas de victoire et de doubler les gains à chaque nouvelle win obtenue d’affilée. Dans cette version, la boîte aux objets est proposée dès le premier round et la partie peut potentiellement durer des heures. Je dirais qu’on fait le tour complet des possibilités offertes par le jeu en à peu près quatre heures. Un peu plus si on vise le 100 %.
Ce sordide huis-clos, sorti de l’esprit très créatif et certainement un peu tourmenté de Mike Klubnika, se prête volontiers à l’interprétation. Plusieurs références religieuses parsèment le titre et interrogent. On trouve par exemple de temps à autre, dans la boîte à objets, au bon vouloir de la RNG (Random Number Generator, algorithme simulant le hasard), un contrat semblable à celui que l’on a signé en début de run. Il porte la signature d’un certain GOD, pseudo qu’il est impossible d’utiliser soi-même (de même que DEALER). Qu’est-ce que cela signifie ? Que Dieu est mort en jouant à cette roulette russe alternative ? Que le dealer a ensuite pris sa place ? Peut-être sommes-nous dans une sorte de purgatoire, condamnés à nous tirer des balles dans la tête jusqu’à avoir expié l’ensemble de nos péchés ? Lorsqu’on perd durant la troisième phase du jeu, en mode normal, on ne retourne pas dans les toilettes. On se retrouve téléporté devant une grille gigantesque, dans un endroit mystérieux baigné de lumière. Les portes du Paradis ? Peut-être pas, car une fois la grille franchie, on découvre un parc à l’abandon, envahi d’épines titanesques, comme si Dieu avait abandonné le jardin d’Éden. Le rôle, par ailleurs, de l’homme à la cigarette que l’on croise dans la boîte de nuit demeure obscur et sujet à bien des questions. S’agit-il d’un médecin ? Celui qui nous ranime lorsque nous nous réveillons dans les sanitaires après une décharge fatale ? Est-ce lui qui contrôle à distance le monstre que nous affrontons, de l’autre côté de la table de jeu ? Vivons-nous une expérience de mort imminente, luttant pour refaire surface ? L’argent gagné en cas de victoire représente-t-il le gros lot que constitue le fait de simplement rester en vie ? Bref, entre deux crispantes détonations, chacun sera libre de chercher ou pas à donner un sens personnel à l’histoire qui nous est ici contée.
Même si Buckshot Roulette n’est pas un jeu vers lequel on reviendra encore et encore, sa DA (direction artistique), son gameplay et l’incroyable tension qu’il distille ne laisseront personne indifférent, et ce malgré quelques soucis liés à la lenteur des animations, très réussies et travaillées, mais aussi quelque peu redondantes. Vivement la prochaine production de Mike Klubnika !
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