La magie de l’artisanat vidéoludique

Publié le 5 juin 2024

Comme nombre de ses pairs, Octavi Navarro, développeur de jeux indépendants barcelonais, ne s’épanche que rarement sur sa vie personnelle. Discret, on connaît surtout de lui ce qu’il nous donne à voir par le truchement de ses créations vidéoludiques. Son studio, Octavi Navarro Arts & Games, est une petite structure artisanale composée de seulement deux personnes. Navarro lui-même d’abord, pixel artist et programmeur, qui avant de travailler sur ses propres œuvres a contribué à la réalisation du renommé Thimbleweed Park (2017, créé par le studio Terrible Toybox qui sortira plus tard Return to Monkey Island) et du moins connu Photographs (EightyEight Games, 2019). Susanna Granell, ensuite, responsable administrative, chargée de la gestion des réseaux sociaux et de l’écriture.

Dans ses jeux, Octavi Navarro propose des expériences courtes, de deux heures maximum, où la direction artistique et l’histoire priment sur le gameplay. À deux exceptions près, il s’agit de point-and-click en 2D et en pixel art dans lesquels les énigmes et l’interaction sont réduites à la portion congrue. Ce sont avant tout des expériences narratives flirtant avec le visual novel. Des récits d’horreur, parfois fantastiques, aux propos et aux visuels marquants, dont le thème récurrent est la souffrance psychologique. Les personnages sont tourmentés, vivent ou ont vécu des événements traumatiques et tentent tant bien que mal de se sortir de la noirceur où le destin les a plongés. Peurs primaires (le noir, les monstres, les fantômes), conséquences du harcèlement scolaire, deuil, parents abusifs, agressions homophobes… La torture mentale y est déclinée sous plusieurs formes. Si certains opus sont des one-shots (The Supper, The Librarian, Unwelcome), la série des Midnight Scenes constitue le plat principal de la ludographie de l’artiste. Chaque itération de l’œuvre est un bijou d’écriture et de design graphique au rythme ciselé, à dévorer d’une traite avant d’aller se coucher, au risque de faire quelques cauchemars !

Par souci tant de clarté que d’exhaustivité, je vais vous présenter l’ensemble des jeux de Navarro dans l’ordre chronologique en résumant brièvement leur contenu et en expliquant ce qui en fait l’intérêt. Ils valent tous la peine que l’on s’y plonge, mais naturellement certains sont un cran ou deux au-dessus des autres. Pour vous guider si vous ne souhaitez pas engloutir toute la série, je terminerai l’article par un classement on ne peut plus subjectif, du meilleur au plus dispensable. Les jeux ont tous été testés sur Steam en ne coûtent qu’une poignée d’euros.



The Supper (28 janvier 2020)

L’action se déroule dans une petite auberge installée près d’un port, tenue par une vieille femme que l’on incarne. Le jeu est un point-and-click minimaliste, aux énigmes très simples. Trois pirates entrent un jour dans l’auberge. Ils transportent un coffre au contenu mystérieux. L’aubergiste entend une voix dans sa tête qui lui dicte la conduite à suivre. Les pirates réclament des plats très particuliers. Il conviendra de trouver le moyen de les cuisiner en espérant que, repus, nos hôtes nous laisseront accéder, plus ou moins volontairement, au contenu de leur coffre… L’ambiance rappelle la série des Monkey Island. Le twist final est très réussi et la musique très plaisante. C’est le seul jeu d’Octavi Navarro proposé gratuitement sur Steam. Une entrée idéale, en douceur, dans le monde du jeu d’aventure, pour qui chercherait à découvrir le genre sans partir à la chasse interminable au pixel perdu.


Midnight Scenes Episode 1: The Highway (Special Edition) (15 juillet 2020)

The Highway est le premier volet de la série des Midnight Scenes, jeux pensés comme les épisodes d’une vieille série d’horreur des années 60 rappelant The Twilight Zone ou encore The Outer Limits. Par une nuit étoilée (tous les opus de la série s’ouvrent sur un paysage céleste), Claire, 29 ans, roule en voiture sur une route de campagne déserte. Un poteau électrique tombé sur la voie l’oblige à s’arrêter et la contraint à aller chercher de l’aide dans la maison la plus proche. Là, elle fait une macabre découverte. Premier jeu développé en solo par Navarro, initialement sorti en 2017 puis réédité en version spéciale agrémentée d’un art book, de la BO et de nouvelles traductions, il se boucle en une vingtaine de minutes. Le pixel art est magnifique, en noir et blanc, et l’image fourmille imperceptiblement, comme sur un vieil écran cathodique. L’ambiance sonore est inquiétante, marquée par des effets de crépitement stressants. Une entrée en matière prometteuse, même si l’histoire n’est pas aussi convaincante que dans les épisodes suivants.


The Librarian (Special Edition) (13 août 2020)

Petit jeu très court où l’on joue la bibliothécaire d’une petite ville qui, une nuit, doit sauver sa bibliothèque d’une invasion démoniaque. Un point-and-click très court, mais bien réalisé.


Midnight Scenes Episode 2: The Goodbye Note (Special Edition) (8 septembre 2020)

D’abord sorti en octobre 2018, ce deuxième épisode de Midnight Scenes met en scène le Dr Richard P. Griffin, un scientifique travaillant sur un projet lié à un mystérieux cristal trouvé en Antarctique, baptisé « The Elysian« . Au début du jeu, Richard prend un avion en urgence sous prétexte qu’un accident survenu dans son laboratoire l’oblige à se rendre immédiatement sur place. À bord, il écrit à sa femme Madison une lettre d’adieu dans laquelle il retrace les événements des jours précédents. L’aventure est brève et la qualité du titre repose surtout sur son ambiance très travaillée. Le thème abordé est le paranormal. On se croirait dans un épisode d’X-Files à la sauce années 60. En témoignent les fils presque invisibles qui soutiennent l’avion lorsqu’on le voit dans les airs, clin d’œil nostalgique aux effets spéciaux parfois grossiers des vieilles productions télévisuelles. On notera aussi la présence d’un œil géant flottant dans les cieux et jouant le rôle du narrateur lors de l’introduction, œil que l’on retrouvera dans les itérations suivantes. Même si la fin est un peu abrupte, l’épisode vaut le détour.


Midnight Scenes: The Nanny (27 octobre 2021)

Troisième volet de la série des Midnight Scenes, on passe avec The Nanny du noir et blanc à la couleur. Alors que certains jeux de Navarro permettent d’effectuer des sauvegardes régulières, parfois automatiques, il est ici obligatoire de finir le jeu d’une seule traite. Deux enfants, Oliver et Tina, sont confiés par leurs parents pour quelques jours à leur baby-sitter Veronica. Ils vivent dans une grande maison, à proximité d’une forêt. Lorsqu’ils se rendent compte que leur baby-sitter a disparu, ils décident de s’aventurer dans les bois… À mon humble avis, The Nanny est le premier très grand jeu d’Octavi Navarro. Le rythme, l’atmosphère, la musique, tout y est plus travaillé que dans les opus précédents. Les graphismes, eux, sont d’une qualité à peu près constante. Attention, les visuels sont particulièrement gores. La fin étant ouverte, on s’attend à une suite. Exactement comme dans une série télé ! Le titre se boucle en moins d’une heure.


Unwelcome (25 mai 2022)

Avec Unwelcome, Octavi Navarro s’essaie à un tout autre type de gameplay. Exit le point-and-click, on passe ici à la 3D et à un concept plutôt original, qui ne ressemble à rien de connu. On se trouve devant la grille d’une grande maison. La fille du propriétaire est décédée il y a quelque temps. Elle était la cousine et la camarade d’école d’un garçon d’une dizaine d’années. Ce dernier a demandé à son grand frère de dissimuler dans la maison des cartes à collectionner de la licence fictive Midnight Zombies. Le garçon et deux de ses amis tirent à la courte paille pour savoir qui osera entrer le premier, de nuit, dans la demeure, pour y récupérer un maximum de cartes, seulement équipé d’un bocal rempli de lucioles pour s’éclairer. Le hic, c’est que la maison est hantée par le fantôme de la cousine. Une gamine qu’ils avaient harcelée à l’école. Si vous faites trop de bruit ou transpirez comme un cochon, le spectre peut surgir sans crier gare et vous tuer en un coup. Seule solution, s’enfuir ou se réfugier dans le placard le plus proche. Si vous mourez, c’est au tour d’un des autres enfants de tenter sa chance. Trois tentatives au maximum donc pour retrouver toutes les cartes et accéder à la fin du jeu. Entre chaque run, un vieil homme vous attend devant la maison pour vous vendre, en échange de pièces récupérées dans l’habitation, quelques accessoires qui faciliteront votre prochain essai (spray anti-transpiration, chocolat pour apaiser le fantôme, lunettes à rayon X…). La maison regorge de petits secrets à dénicher pour en apprendre plus sur la sinistre histoire du lieu. L’ambiance est très réussie et les rencontres avec la macchabée sont particulièrement crispantes ! Alien: Isolation (2014), en comparaison, c’est presque une promenade de santé ! Les graphismes rappellent ceux de l’excellent souls-like The Last hero of Nostalgaia (2022), avec l’impression de voir des assets 2D plaqués sur des solides en 3D. Le jeu a été dans un premier temps intitulé Uninvited, mais Navarro a été contraint de le rebaptiser du fait de la trop forte proximité entre le nom initial et celui d’une autre jeu déjà paru. À déconseiller aux âmes sensibles !


Midnight Scenes: From the Woods (9 février 2023)

Il s’agit de la suite directe (l’action se déroule dix ans après tout de même) de The Nanny. Elijah, un jeune homme de 18 ans en proie à des crises de panique, se fait soigner dans une institution psychiatrique, le Fernwood Creek Center. Un jour, un nouveau patient débarque qu’il décide d’aider à s’intégrer. Il s’appelle Oliver. C’est le garçon qui avait disparu (spoiler) dans les bois à la fin de l’épisode précédent. Réapparu miraculeusement au bout de dix ans, il a besoin de se réadapter à la vie en société. Une réadaptation rendue difficile par la présence de bullies parmi les patients du centre. Elijah est un artiste. Il invente des récits d’horreur et les relate dans un carnet. Oliver, lui, a conservé des liens d’ordre surnaturel avec les bois dont il est resté longtemps prisonnier. Les deux garçons se rapprochent et un lien se noue entre eux qui va au-delà de l’amitié. From the Woods aborde des sujets forts de manière subtile (racisme, homophobie). Le niveau d’écriture est remarquable. C’est là tout l’intérêt de l’épisode, car le côté point-and-click a été totalement laissé de côté au profit de la narration. Les scènes violentes sont intenses et vous n’échapperez pas aux jumpscares si tant est que vous jouiez dans le noir, casque sur les oreilles. Le meilleur opus de toute la ludographie d’Octavi Navarro, rien que ça !


Midnight Scenes: A Safe Place (19 mars 2024)

Dernier épisode en date de Midnight Scenes, A Safe Place est un huis clos étouffant racontant l’histoire de Phil Larner, 23 ans, un jeune homme qui vit reclus dans sa chambre d’ado, chez ses parents, depuis un mois. Incapable de sortir de la pièce, des visions horrifiques l’assaillent dès lors qu’il essaie d’activer la poignée de la porte. Il refuse l’aide ou même la nourriture proposées par ses parents et sa soeur Piper. Noelle, une amie avec qui il communique par messages et qui travaille dans la supérette du coin, lui apporte de quoi survivre. Il en est même arrivé à évacuer son urine et ses déjections directement par la fenêtre, les déposant dans la poubelle disposée en contrebas à l’aide d’un câble. Dehors, une vague de froid s’est abattue sur le paysage, rendant le monde extérieur, qu’il se contente d’observer à la longue-vue, d’autant plus inhospitalier aux yeux de Phil. Il est amoureux de Noelle avec qui il partage une passion pour le cosplay et craint que celle-ci, du fait de sa réclusion, se lasse et finisse dans les bras d’un voisin qui la courtise. Les interactions sont peu nombreuses. A Safe Place se rapproche plus d’un visual novel au pixel art léché. Bien sûr, l’enfermement volontaire du protagoniste n’est pas sans raison. Au moment où la lassitude commence à poindre chez le joueur, le pot aux roses est révélé et la violence de la vérité dévoilée ne laissera personne indemne. Un grand jeu ici encore.


The Chronicler (2 juin 2021, early access)

Disponible en accès anticipé depuis trois ans sur Steam, The Chronicler est un RPG (jeu de rôle) en pixel art déjà fort joli en l’état. Votre personnage, un(e) chroniqueur(euse), rêve de devenir célèbre en écrivant un grand récit d’aventure. Pour que son histoire soit authentique, il / elle décide de d’abord vivre sa propre épopée pour ensuite la raconter dans son livre. Son but : monter en puissance afin d’aller pourfendre un redoutable dragon. Le jeu est d’un classicisme assumé. Une courte cinématique préliminaire montre une main invisible insérer une disquette 3,5 pouces dans un vieil ordinateur style IBM de la fin des années 80. D’après ses propres dires (un bref échange que j’ai eu avec lui sur Steam), ce jeu est le RPG que Navarro a toujours rêvé de créer, mais c’est un projet annexe auquel il ne peut consacrer que peu de temps. J’espère sincèrement que le titre verra le jour. Les sensations des premières heures (leveling par compétences (plusieurs en combat, en défense, en craft), quêtes variées donnant envie d’explorer, dialogues fluides et DA chaleureuse) donnent envie d’aller plus loin et de s’immerger tout entier dans un univers dont les premières couches laissent entrevoir des profondeurs insondables. Pour soutenir l’auteur et son studio, si tout le reste vous a plu, il est possible de tester une démo et même d’acheter le jeu. La découverte du début de l’aventure vaut à elle seule les quelques euros demandés !



Pour conclure, voici mon classement perso des jeux de Navarro, à l’exception du dernier, pour l’heure inclassable :


Top DCDL

1) From the Woods
2) A Safe Place
3) The Nanny
4) The Supper
5) Unwelcome
6) The Goodbye Note
7) The Highway
8) The Librarian


Si vous ne deviez en faire qu’un seul, pour la découverte, je vous recommanderais The Supper. C’est gratuit et très drôle !


Quelques liens utiles :

Le site web d’Octavi Navarro.

La page d’Octavi Navarro sur itch.io.

La chaîne Youtube d’Octavi Navarro.

La page Steam d’Octavi Navarro.

Laisser un commentaire