Interview recueillie le 24 juillet 2024
Le pixel artist Octavi navarro et Susanna Granell, co-fondateurs du studio barcelonais Octavi Navarro Arts & Games et auteurs de la série à succès Midnight Scenes (voir la page), ont eu la gentillesse de répondre à quelques-unes de mes questions. Bonne lecture !
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Bonjour Octavi, bonjour Susanna, je vous remercie chaleureusement d’avoir accepté cette interview. Votre studio, Octavi Navarro Art & Games, est constitué de seulement deux personnes. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur vous-mêmes ? Comment vous êtes-vous rencontrés ? Quels ont été vos parcours universitaires respectifs ? Pourquoi avez-vous décidé de fonder votre propre structure ?
Octavi : J’ai étudié le design graphique, mais je n’ai jamais vraiment accroché.
Susanna : De mon côté, j’ai étudié les sciences humaines. Comme vous pouvez le voir, on n’aime pas trop parler de nous !
Octavi : On tient énormément à notre vie privée et on préfère que notre travail parle pour nous. En 2018, je me suis mis à créer mes propres jeux, de format court, et c’est à peu près deux ans plus tard que nous avons envisagé d’écrire un jeu ensemble. De cette collaboration est né Midnight Scenes: The Nanny. Ça a très bien marché et c’est comme ça que notre petit studio de deux personnes est né.
Susanna : Nous avons des personnalités très différentes, ce qui fait que chacun contribue de sa propre façon aux jeux que nous créons. Nous pensons former une bonne équipe.
Puisque vous vous êtes lancés dans la création de jeux vidéo et avez décidé de créer votre propre studio, je suppose que vous avez tous deux été des gamers. Peut-être l’êtes-vous encore. À quels jeux jouiez-vous lorsque vous étiez enfants ou adolescents ? Quels sont les titres qui vous ont le plus influencés ? Si vous trouvez encore le temps de jouer lorsque vous n’êtes pas en train de créer, quels types de jeux vous ont intéressés ces derniers temps ?
Susanna : Pour être honnête, je ne suis pas une grosse gameuse. Mon loisir préféré, c’est la lecture, en particulier de romans policiers. Ce qui me plaît vraiment dans les jeux vidéo, c’est le large éventail de possibilités narratives avec lesquelles on peut travailler pour transmettre des émotions. C’est un moyen d’expression idéal, dans la mesure où il est le lieu de rencontre de nombreux domaines artistiques.
Octavi : Le fait que Susanna ne soit pas une gameuse constitue en réalité un gros atout pour nous. Elle amène un point de vue différent. À mon avis, nous les développeurs, nous nous laissons trop facilement influencer par nos propres expériences de joueurs et par la nostalgie, ce qui fait que nous finissons par reproduire les mêmes schémas encore et encore. Mais, pour en revenir à votre question, j’ai commencé à jouer à des jeux d’aventure de type point-and-click alors que j’étais encore très jeune. Inutile de dire que ceux produits par Lucasfilm / LucasArts étaient mes préférés. Je n’ai plus trop le temps de me consacrer à ce type de loisir, mais je crois pouvoir affirmer que mes goûts ont évolué et que ce sont plutôt les RPG qui me font de l’œil désormais. En particulier les JRPG, comme par exemple Shin Megami Tensei ou la série des Yakuza.
Octavi, il y a quelques années, vous avez fait partie de l’équipe à l’œuvre sur le jeu Thimbleweed Park. Prévoyez-vous d’encore travailler sur des projets autres que vos propres productions ? Votre studio et vos jeux constituent-ils votre principale activité et votre principale source de revenus ou devez-vous accepter des contrats extérieurs ?
Octavi : En ce moment, on se consacre exclusivement à nos propres jeux vidéo. Ne pas avoir de revenus extérieurs, il faut avouer que c’est un peu stressant, mais jusque-là on s’en sort. On espère que ça sera viable sur le long terme ! Malgré tout, si un projet externe nous enthousiasme vraiment, on y va sans hésiter. L’année dernière, par exemple, nous avons collaboré avec l’un de nos studios indépendants préférés, Killmonday Games(1). Natalia et Isak sont des gens incroyables et bourrés de talent. Leur sens de l’humour macabre est très similaire au nôtre. Travailler avec eux, c’était comme un rêve devenu réalité.
Parlons un peu du futur de Midnight Scenes et de vos créations en général. D’après les informations que j’ai pu recueillir, et cela est parfaitement compréhensible, cette série de jeux d’horreur est le segment le plus apprécié de votre ludographie. Le pixel art et l’écriture sont d’une qualité tout simplement remarquable. Travaillez-vous déjà sur le prochain épisode ou, du moins, y réfléchissez-vous ? Combien d’opus la série comportera-t-elle ? Un jeu tel qu’Unwelcome (tellement flippant!) n’a rien à voir avec la série des Midnight Scenes. Allez-vous continuer à explorer d’autres sortes de gameplay ? Des prototypes sont-ils déjà dans les tuyaux ? J’ai eu le plaisir de jouer aux premières heures de votre projet de RPG The Chronicler. Je sais qu’il est difficile pour vous de trouver le temps de travailler sur ce projet annexe, mais cela semble être un rêve que vous chérissez depuis longtemps. Une roadmap est-elle déjà établie ?
Susanna : Sans aucun doute, au fil des années, Midnight Scenes est devenue notre série la plus populaire. Chaque épisode nous permet de dérouler un récit d’horreur unique et marquant où nous pouvons glisser des réflexions sur des sujets de société qui nous tiennent à cœur, comme la santé mentale, le sexisme, le harcèlement dont est victime au quotidien la communauté LGBTQ, les brimades scolaires… Mais oui, parfois on aime bien aussi expérimenter avec d’autres genres. C’est très amusant.
Octavi : Notre prochain jeu, The Supper: New Blood, que l’on vient tout juste d’annoncer, aura une histoire très bizarre avec un peu d’horreur classique et un humour très noir. Et cette fois les énigmes joueront un rôle beaucoup plus important que dans nos titres précédents. Mais on continuera à enrichir la série des Midnight Scenes, ça c’est certain. Sur mon temps libre, j’adore poursuivre le travail déjà entrepris sur The Chronicler, mon petit RPG à moi, inspiré de la série des Ultima. Je n’ai pas fixé de roadmap, parce que je ne veux pas, à ce stade, que ça ressemble à un vrai travail. Ça avance doucement, mais je m’éclate à bosser dessus.
Pour finir, je voulais vous poser quelques questions sur l’IA et l’état de l’industrie vidéoludique. Étant moi-même un créateur indépendant, je trouve cela rageant de constater que de plus en plus de gens utilisent l’IA pour produire de l’art. Selon moi, celui qui écrit un livre en faisant usage de l’IA et le signe de son nom n’est pas un « prompt artist« . Il n’est tout simplement pas l’auteur du livre en question. De grandes entreprises comme Ubisoft envisagent désormais d’utiliser l’IA pour permettre aux PNJ de leurs jeux de dialoguer de manière dynamique avec les joueurs. Certains développeurs l’emploient d’ores et déjà pour créer des graphismes. Que pensez-vous de tout cela ? Rejetez-vous ces technologies ou pensez-vous qu’elles sont un outil qu’il est légitime, acceptable d’utiliser pour créer de l’art ?
Octavi : Pour moi, toute avancée technologique est bienvenue si elle aide à améliorer la qualité de notre travail, mais la façon dont l’IA est actuellement gérée par les grandes corporations n’est ni éthique, ni légale, car les sociétés derrière les IA mettent à disposition un produit qui ne peut fonctionner qu’en se nourrissant de contenus protégés par copyright. Alimenter votre business avec du contenu que vous ne possédez pas, sans le consentement de ses propriétaires, c’est du vol pur et simple. Et, bien sûr, nous savons que les boîtes qui font du jeu vidéo vont continuer à essayer de simuler le travail des artistes et des auteurs à l’aide de l’IA pour augmenter leurs revenus. Mais je pense que ça ne fonctionnera pas comme ils l’espèrent. Tous les jeux finiront par se ressembler, tant d’un point de vue artistique que ludique, avec le même niveau de médiocrité. Une production artistique de qualité, c’est 10 % de talent et 90 % d’incertitudes et de vulnérabilité. La technologie ne dépassera jamais l’humain, aussi évoluée soit-elle.
Que pensez-vous de l’état de la production vidéoludique en 2024 ? Énormément de jeux paraissent, tant des triple-A que des pépites indés. Pensez-vous que cette profusion est en train d’étouffer l’industrie ou qu’il y a au contraire là motif à se réjouir ?
Octavi : Durant les dix dernières années, la création vidéoludique s’est démocratisée et je trouve ça génial ! On ne serait pas capable de créer nos jeux si des moteurs comme Unity ou Godot n’étaient pas disponibles et si des vitrines en ligne comme Steam ou itch n’existaient pas. On oublie parfois qu’il y a quinze ans il était pratiquement impossible d’autopublier un jeu.
Susanna : Ceci étant dit, c’est évidemment à double tranchant. 15000 jeux ont été publiés sur Steam rien qu’en 2023, donc il est difficile de surnager à la surface de cet océan de productions. Mais ce qui affecte le plus les développeurs, je crois, c’est la concurrence des autres sources de divertissement. Quand vous avez à portée de main autant de séries TV, de films et d’applications en tous genres, qui va avoir le temps de jouer à notre dernier petit jeu indé ?
En tant qu’auteur amateur de chroniques sur le jeu vidéo, je lis, écoute ou regarde nombre de magazines (Canard PC a récemment sorti un article sur votre travail), de podcasts et de vidéos spécialisés. Qu’en est-il en Espagne ? Peut-on acheter des magazines sur les jeux vidéo dans les maisons de la presse barcelonaises ou faut-il forcément se rabattre sur des chaînes YouTube ou Twitch dédiées au JV ?
Octavi : Très peu de gens savent que dans les années 80 l’Espagne était l’un des principaux pays producteurs de jeux vidéo dans le monde. Bien sûr, l’industrie était très différente à l’époque, mais nous publiions des dizaines de magazines spécialisés, comme Micromanía et Hobby Consolas. J’ai grandi en lisant toutes ces revues. Aujourd’hui, néanmoins, il ne reste plus rien de tout ça. Alors je me tiens au courant des dernières infos gaming en regardant les chaînes de mes youtubeurs favoris.
Merci mille fois, Octavi et Susanna, pour le temps que vous m’avez consacré et pour les jeux fascinants que vous nous avez offerts. Je suis impatient de découvrir ce que vous nous réservez pour les mois et les années à venir !
Florian Baude (Des Clics & des Lettres)
(1) Auteurs de deux excellents jeux d’horreur : Fran Bow (2015) et Little Misfortune (2019). Octavi prépare avec eux depuis quelques mois un mini-jeu qui sera intégré à un futur DLC de Fran Bow, en cours de production.