Interview recueillie le 2 décembre 2024
Dans cette nouvelle interview sur DCDL, Luka Lescuyer et Alexandre Stroukoff, développeurs du charmant puzzle platformer The Spirit and the Mouse (voir article ici) nous parlent de la création du jeu et de leur studio indé Alblune. Bonne lecture !
Bonjour Alexandre, bonjour Luka, merci d’avoir accepté cette interview. Tout d’abord, pourriez-vous me parler de vos parcours respectifs (professionnels et universitaires) et de la genèse de votre studio ? Quelles sont vos nationalités et où vivez-vous aujourd’hui ? Vous avez tous les deux je crois travaillé sur des jeux de type AAA. Pourquoi avoir choisi de bifurquer vers l’indé ?
Luka : Salut, et merci de nous avoir proposé cette interview ! On est tous les deux français et on s’est installé au Canada, plus précisément à Montréal, il y a presque 9 ans. J’ai fait une école de jeux vidéo en France avant de commencer à travailler en tant qu’artiste 3D dans des boîtes en France. Le travail était assez dur à trouver en France. Il y avait peu d’opportunités pour des contrats longue durée, donc quand Alex a eu une proposition pour bouger à Montréal, on n’a pas hésité ! J’ai travaillé sur quelques plus grosses prod’ à Montréal, mais personnellement je préfère les petits jeux. On a toujours voulu faire nos propres jeux avec Alex, mais on n’a jamais eu l’opportunité de se lancer. Alors quand on a vu que The Spirit and the Mouse avait attiré des gens après l’avoir montré au premier Wholesome Direct, je me suis dit que c’était l’occasion ou jamais !
Alex : On a suivi pas mal le même parcours. De mon côté, j’ai commencé par travailler sur du jeu vidéo console AAA chez Ubisoft, puis j’ai alterné entre le jeu mobile et le jeu console. En ce qui me concerne, je travaille toujours dans un studio de jeux mobile, et ensuite sur nos jeux indie avec Alblune à temps partiel.
Parvenez-vous à vivre des productions de votre studio ou avez-vous besoin d’exercer une autre activité en parallèle en attendant d’avoir étoffé votre catalogue ?
Alex : Pour l’instant, on a fait le choix de garder un revenu stable pour pouvoir continuer à faire nos jeux sans trop de stress, donc j’ai un travail à temps plein dans une entreprise de jeux mobile quatre jours par semaine, et Luka est à temps plein sur le studio. On verra dans l’avenir si on s’y met tous les deux à plein temps ! J’aime aussi cumuler les deux, car j’apprends des choses différentes et les deux expériences se complètent bien !
The Spirit and the Mouse est un jeu de plateformes et de puzzles très chill. On s’y sent bien et on sort de l’expérience le sourire aux lèvres. Comment vous est venue l’envie de créer un puzzle platformer sans antagonistes, où seule la bienveillance anime les personnages ? Avez-vous hésité à vous lancer dans un autre genre ou celui-ci était-il une évidence ?>
Luka : L’idée du jeu nous est venue principalement de nos gerbilles ! Pour ceux qui ne connaissent pas, les gerbilles sont des petits mammifères rongeurs. C’est un peu comme un entre-deux entre des rats et des souris. Je voulais surtout partager mon amour des rongeurs et montrer le monde de leur point de vue : tout est énorme et effrayant quand tu es tout petit ! Personnellement, j’aime les jeux assez chill. Je voulais que celui-là soit jouable par des gens qui ne sont pas forcément des gros joueurs. Je ne voulais pas mettre des challenges insurmontables ! Sinon, l’idée était que le jeu ressemble à des vieux contes avec des aspects un peu magiques. Une de nos inspirations, c’était un des contes des frères Grimm : “Les Lutins”. C’est l’histoire d’un cordonnier trop pauvre pour faire tourner son magasin. Avant d’aller dormir, il laisse le dernier morceau de cuir qu’il lui reste dans son atelier et des lutins viennent la nuit pour lui fabriquer une magnifique paire de chaussures qu’il retrouve le lendemain matin. Cet aspect d’être tout petit et d’aider des humains qui ne te voient pas, c’est ça qui a servi de base à l’histoire de The Spirit and the Mouse !
Des premières idées jetées sur un bout de papier aux derniers réglages, combien de temps avez-vous mis à développer le jeu ? Qui s’est occupé de quoi ? L’un de vous deux s’est-il chargé de la partie artistique tandis que l’autre se concentrait sur le code ?
Alex : Environ deux ans et demi, sachant que je n’étais pas à temps plein dessus ! Pour la programmation, c’était surtout moi, et Luka pour la 3D. Tout le reste, comme l’écriture ou le level design, c’était 50/50.
Vous avez créé l’essentiel du jeu à deux. D’autres artistes sont-ils intervenus à des moments clés du développement ? Comment êtes-vous entrés en contact avec la compositrice Gisula dont la musique colle parfaitement à l’ambiance générale du jeu (avec, notamment, ces petites notes de piano qui font penser aux petits pas de Lila sur les pavés de Sainte-et-Claire) ?
Luka : Il y a vraiment juste Gisula qui a rejoint la team niveau artistique ! Je me suis occupé moi-même de réaliser tous les visuels du jeu. Gisula nous avait contactés au tout début quand on n’avait même pas encore montré The Spirit and the Mouse dans le Wholesome Direct ! Elle nous a envoyé son site avec sa démo, et on a décidé de l’embaucher pour faire la musique du trailer. Vu qu’on a adoré travailler avec elle, on a signé pour toute la bande sonore ! Elle a fait un travail exceptionnel, surtout pour les cinématiques du jeu qui nous ont pris beaucoup de temps. Depuis ce moment, on est d’ailleurs devenus très amis avec elle !
Pourquoi avoir choisi comme décor un village français de carte postale ? Est-il inspiré d’une bourgade réelle qui aurait particulièrement marqué l’un de vous deux ? Pourquoi avoir choisi de donner au joueur le contrôle d’une petite souris et pas d’un autre animal ?
Alex : À la base, le projet était supposé juste se passer dans des fils électriques et le joueur devait contrôler une espèce de boule d’électricité qui se balade entre les boîtiers électriques d’une ville. On trouvait ça joli de faire un contraste entre une architecture assez médiévale et des installations plus récentes. Finalement, on a trouvé ça trop contraignant de se cantonner à voyager juste dans des fils, donc on a imaginé pouvoir être une petite créature qui se balade dans la ville. On a choisi la souris parce qu’on adore les rongeurs ! Explorer une ville en tant que petite souris te donne l’impression que tout est gigantesque. Un détail banal pour les humains devient un parcours d’obstacles pour toi en tant que souris !
Luka : L’autre raison pour laquelle on a choisi de représenter un petit village français c’est parce qu’il n’y en a pas assez dans les jeux ! Les villages de type médiéval comme Sainte-et-Claire sont super cool a visiter (perso j’adore) et je trouve ça vraiment intéressant à refaire en 3D. J’aime aussi fait qu’on puisse mettre plein de petits détails pour les joueurs français : les boîtes postales, les petites affiches, la pharmacie, etc… C’était vraiment génial à faire !
Vous êtes tous les deux francophones. The Spirit and the Mouse a-t-il d’abord été écrit en français ou en anglais ? Vous êtes-vous chargés vous-mêmes de la localisation ?
Luka : On a commencé en anglais directement. C’est plus facile pour partager le jeu online. Quand tu dois montrer une démo ou un build à un publisher aussi ça évite de devoir tout réécrire deux fois. J’avais fait une mini traduction moi-même de la démo en français pour mes parents, mais je ne l’ai pas gardée, ha, ha ! La localisation a été faite par une compagnie externe pour les autres langues et le français. J’aurais voulu la faire 100 % moi-même mais je n’ai pas eu le temps malheureusement.
Parlons un peu de vos passés de joueurs. Quels sont les jeux qui ont particulièrement marqué vos parcours de gamers respectifs ? Un jeu en particulier vous a-t-il inspirés au moment d’inventer la boucle de gameplay de The Spirit and the Mouse ? Si vous avez encore le temps de jouer, quels sont les jeux qui vous ont le plus séduits en 2024 ?
Luka : Dans le style classique rétro, ceux qui m’ont marqué sont la série des Megaman classic et X, les Zelda, les Metroid Prime, les Mario (Super Mario RPG !). Sinon, en termes de jeux plus indie et récents, Eastshade et Ghost of a Tale ont été de gros coups de cœur ! J’ai adoré explorer ces jeux. Ils ont tous les deux un univers très prenant où tu te fais complètement aspirer jusqu’à en oublier le réel ! Je recommande vraiment. Je joue essentiellement à des jeux indie maintenant, donc mes choix de 2024 vont se porter vers Horticular, un petit garden-builder adorable, et Fields of Mistria, un farming simulator super addictif. Pour ce qui est des jeux qui m’ont inspiré pour The Spirit and the Mouse, je dirais que c’est surtout l’ambiance de The Legend of Zelda: Majora’s Mask qui m’a le plus influencé. Le fait d’être dans une petite ville avec différents quartiers, avec des trucs qui se passent dedans dans une ambiance assez chill !
Alex : Deux autres inspirations vidéoludiques majeures pour le jeu étaient Ghost Trick et la série des Professor Layton. De mon côté, en 2024, j’ai beaucoup aimé Mosa Lina, Baldur’s Gate 3, Crow Country, Armored Core VI et Like a Dragon: Infinite Wealth. J’attendais beaucoup UFO 50 et j’ai hâte d’avoir le temps d’y jouer !
Que pensez-vous de l’état actuel de l’industrie vidéoludique ? L’utilisation de plus en plus répandue de l’IA semble menacer la créativité, les AAA épuisent leurs créateurs et les indés peinent à s’en sortir du fait de la profusion de titres publiés. Les jeux comme le vôtre, d’envergure raisonnable et qui, pour les joueurs PC, ne nécessitent pas une config de la NASA pour tourner convenablement sont-ils l’avenir du jeu vidéo (pour ma part, je trouve que les graphismes de l’époque PS3 / 360 suffisaient amplement) ?
Luka : Pour moi, quand je fais des jeux, ce qui compte c’est que le plus de gens puissent le faire tourner sur leur machine ! Je pense qu’il y a toujours de la place pour des jeux hyper réalistes, mais ça ne devrait pas être une nécessité pour tous les jeux. Quand tu vois des jeux comme Webfishing, qui marchent à fond avec un style super low poly stylisé, c’est que c’est le fun qui prime avant tout dans les jeux ! Je pense que les jeux indés ont une place tellement importante dans le marché du jeu vidéo, d’autant plus en ce moment ! Ce sont des jeux abordables, qui demandent souvent des configurations plus basses, qui ont beaucoup de créativité et qui donnent aussi la parole à des créateurs marginalisés. Pour ma part, je joue désormais principalement à des petits jeux indie !
Alex : Tout à fait d’accord, il y a une place pour tous les types de jeux. Nous n’utilisons pas l’IA, car pour nous le plaisir est dans la création. J’ai expérimenté un peu avec, mais je suis toujours frustré par les limitations. En ce qui concerne les graphismes, notamment chez les développeurs indie, je pense qu’on sera toujours surpris et la direction artistique primera toujours. Par exemple, on peut voir un revival de l’esthétique PS1/Horror de l’époque qui est très à la mode et a un charme fou !
Vous travaillez je crois sur un nouvel opus. Pouvez-vous me dire de quoi il s’agit exactement ? Quand pourra-t-on mettre la main sur une première version du jeu (je suis déjà impatient !) ?
Luka : Notre nouveau jeu s’appelle Squeakross: Home Squeak Home ! C’est un jeu qui mélange les puzzles de type nonogramme et la décoration. En complétant des puzzles en jeu, tu gagnes des meubles et des costumes pour un petit rongeur qui vit dans une maison que tu peux décorer comme tu veux ! C’est assez différent de The Spirit and the Mouse, mais on s’éclate à travailler dessus. On a une démo publique prévue sur Steam qui sera disponible à partir du 6 décembre (lien Steam) !
Merci beaucoup, Luka et Alexandre, pour tous ces éclairages. Je vais faire essayer The Spirit and the Mouse à mon fils de sept ans. Je vous dirai ce qu’il en a pensé ! Bon courage pour le développement de votre prochain jeu !
Florian Baude (Des Clics & des Lettres)
THE SPIRIT AND THE MOUSE (article sur le jeu)