Interview recueillie le 12 janvier 2025
Dans cette nouvelle interview sur DCDL, Ambroise Garel, l’un des piliers du magazine Canard PC que vous connaissez certainement plutôt sous l’un de ses pseudos (Louis-Ferdinand Sébum et Agar), a accepté d’évoquer avec moi son métier de journaliste jeu vidéo et de nous parler de la genèse de son jeu récemment sorti sur Steam, un boomer shooter intitulé The Tome of All Tales (voir article ici).
Salut Agar, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions ! Je viens de jouer quelques heures au jeu que tu as sorti sur Steam fin septembre 2024, The Tome of All Tales, et je l’ai beaucoup aimé. Je croyais qu’il ne s’agissait que d’une expérience journalistique, prétexte pour découvrir les arcanes de Steam en te mettant dans la peau d’un développeur, mais c’est en fait beaucoup plus que cela !
Tout d’abord, pourrais-tu te présenter en quelques mots ? Tu utilises différents pseudos en fonction du contexte (en ligne, quand tu écris dans la presse…). Peux-tu nous apporter quelques éclaircissements ? Quel âge as-tu et quels sont tes principaux domaines d’activité à l’heure actuelle ?
Je m’appelle Ambroise Garel, j’ai 42 ans et ces temps-ci je me consacre principalement à la rédaction en chef de la newsletter tech Le Pavé numérique ainsi qu’à écrire pour le magazine Canard PC. J’ai également pas mal d’activités annexes. Je contribue occasionnellement à des revues littéraires, des conférences, des tables rondes, des game jams, des podcasts et un peu tout ce qu’on me propose et qui correspond à mes centres d’intérêt. Concernant mes pseudos, Agar est le plus ancien. Louis-Ferdinand Sébum est celui que j’utilise pour Canard PC où la mode, quand je suis arrivé en 2010 (ça a en partie changé depuis), était les jeux de mots crasseux sur des personnages célèbres, souvent des écrivains. On a vu passer entre autres des Arthur Rabot et Victor Rugueux, pour donner une idée du ton.
Parlons un peu du passé. Quels ont été tes parcours universitaire et professionnel avant d’arriver chez Canard PC ? Qu’est-ce qui t’a amené à être recruté par le magazine ? Devenir journaliste jeu vidéo, était-ce un rêve qui te trottait dans la tête depuis l’adolescence ?
Je ne savais absolument pas ce que je voulais faire après le bac (et pour être tout à fait honnête je ne sais toujours pas exactement ce que je veux faire aujourd’hui). Énormément de choses m’intéressent, dont l’informatique, donc j’ai commencé par un DUT Info, en me disant que ça permettrait au moins d’avoir du travail à coup sûr, et éventuellement de poursuivre sur une école d’ingé. Mais la perspective de passer ma vie entière à coder dans une SSII me terrifiait, alors après le DUT je suis parti faire des études de littérature comparée. Après mon année de maîtrise (ça s’appelait comme ça à l’époque) j’ai commencé à préparer le CAPES tout en donnant des cours particuliers pour me faire un peu d’argent, et comme j’avais pas mal de temps libre, je traînais, entre autres, sur le forum Canard PC, où je discutais notamment avec le rédacteur en chef de l’époque, Omar Boulon. On avait les mêmes goûts littéraires et le même humour, donc on s’est assez vite entendu. Quand deux journalistes (El Gringo et Thréanor) ont quitté le magazine début 2010, il m’a proposé de passer à la rédac pour faire un essai. Un mois après j’étais embauché.
Est-ce que c’était un rêve d’ado ? Je ne sais pas. Sans doute pas au sens où l’entendent certaines personnes dans la profession qui en ont vraiment fait un projet de carrière. Il y en a qui depuis l’âge de 16 ans tiennent un blog sur le JV, envoient des piges partout pour être recrutés, veulent écrire sur le jeu vidéo et sur rien d’autre, de vrais passionnés. Dans mon cas, je savais surtout que je voulais écrire et être payé pour ça, que le jeu vidéo était un sujet intéressant et que la presse de jeu vidéo (c’est un peu moins vrai maintenant de façon générale, mais ça l’est toujours autant chez Canard PC) était un endroit où on a une liberté éditoriale dingue, sans beaucoup d’équivalents ailleurs à part peut-être dans des fanzines ou des magazines à la Fluide Glacial. Par ailleurs, Joystick (notamment le très regretté Sébastien Hamon) compte parmi les grosses, grosses influences de mon adolescence, autant que des gens comme Desproges, Woody Allen, les pastiches d’Umberto Eco, ou bien encore Abus Dangereux, un mag éphémère qui était écrit par l’équipe de Joystick… Ce sont ces gens-là qui m’ont donné envie d’écrire des bêtises et de me retrouver devant Lord Casque Noir, que je lisais ado dans Joystick, pour signer mon contrat d’embauche. Alors, oui, ça tenait quand même un peu du rêve.
Le métier de journaliste vidéoludique en fait rêver plus d’un. Jouer et écrire quotidiennement en étant rémunéré pour cela, personnellement je serais preneur. Mais cela fait de nombreuses années que je suis les principaux médias français consacrés au jeu vidéo et je suis tout à fait conscient des difficultés du métier. Situations parfois précaires, journalistes en burn-out qui préfèrent jeter l’éponge, la mésaventure tragique de l’équipe de Gamekult il y a deux ans… Ta situation à toi semble stable. Par conséquent, avant de parler des évolutions du métier et de tes éventuelles inquiétudes un peu plus loin, j’aimerais que tu nous racontes comment s’organisent tes semaines. Entre temps de jeu, enquêtes, rédaction des articles, podcasts et émissions, la logistique doit être complexe. Comment t’y prends-tu pour jongler avec les nombreuses facettes et exigences de ta profession ?
Pendant longtemps, chez Canard PC (comme dans n’importe quel mag d’ailleurs), mon rythme de travail a été organisé par les bouclages : tous les quinze jours (le mag était bimensuel quand je suis arrivé en 2010), puis tous les mois. Aujourd’hui, même si le boucage arrive toujours vers le 20 du mois, c’est davantage sur un cycle hebdomadaire que je bosse, en raison de la diversification de nos activités. J’ai l’émission Scroll News sur Twitch le mardi soir, le Pavé numérique qui paraît le mercredi et m’occupe pendant tout le début de la semaine, parfois l’émission Canard PC le mercredi. Grosso modo, je consacre la première moitié de ma semaine au Pavé et à la préparation des streams du mardi et la deuxième à Canard PC. Ce n’est pas si complexe d’un point de vue logistique, même si j’ai l’avantage d’écrire vite et d’avoir appris à m’organiser de façon hyper-rigoureuse (ce n’était pas le cas quand j’avais trente ans et que je finissais mes papiers à trois heures du mat’).
L’un dans l’autre, ça représente pas mal de travail, mais on a l’énorme avantage de pouvoir travailler vraiment à notre rythme, notamment au niveau télétravail, ce qui est hyper confortable. Et en effet, par rapport à la précarité moyenne dans le secteur, nos conditions de travail chez Canard PC sont très bonnes. Il faut reconnaître que la boîte est super bien gérée par Ivan Gaudé (Ivan Le Fou) et a su se diversifier au bon moment pour éviter les catastrophes qu’ont connues d’autres rédacs. Et paradoxalement, le fait d’être une boîte indépendante est aussi un énorme avantage : ça réduit les coûts et on peut avoir une stratégie claire sur ce qu’on pense bon pour les lecteurs et pour nous, sans dépendre des décisions arbitraires de types en cravate en haut de la chaîne hiérarchique qui ne comprennent rien — ce qui est arrivé à Gamekult. Et bien sûr, on a la chance d’avoir une communauté super engagée, toujours prête à nous soutenir.
Chez CPC, chacun des piliers du magazine semble avoir ses genres de prédilection. Ellen, par exemple, affectionne particulièrement les jeux d’horreur et l’esthétique PS1. Quels sont tes genres préférés ? Évoquons ta trajectoire de gamer. Quels sont les jeux qui t’ont le plus marqué ? Quels ont été tes plus gros coups de cœur de ces disons trois dernières années ? Trouves-tu encore le temps de jouer juste pour le plaisir et pas pour le taf ?
Il n’y a pas très longtemps je suis tombé sur un post Bluesky très drôle (voir ici), sur le fait que tous les jeux de rôle seraient ou bien des Ultima (ceux qui reposent sur l’histoire où les mécaniques) ou bien des Wizardry (ceux qui reposent sur l’expérience visuelle ou celle de l’exploration). Je pense qu’on peut étendre ça au jeu vidéo en général, et dans ce cas mon genre de jeu, ce sont les Wizardry. C’est pour ça que j’aime les FPS, les labyrinthes, les expériences à la première personne. C’est toujours le genre de jeu qui m’a parlé, avec bien sûr Doom en 1993, qui est probablement l’une des œuvres, tous médias confondus, qui m’a le plus marqué et influencé.
Quand je pense aux jeux qui m’ont marqué ces dernières années, je retrouve un peu la même chose, que ce soit Stalker 2 et ce sentiment d’errance à mi-chemin entre Tarkovski, Herzog et Apocalypse Now, ou bien le monde totalement vide de mots mais pourtant rempli de sens d’un Animal Well. C’est toujours ces expériences quasiment oniriques qui m’attirent dans les jeux, comme dans les films ou les livres d’ailleurs. Je préfère les ambiance aux histoires. Après, j’ai aussi un goût prononcé pour les simulateurs, comme DCS World ou Silent Hunter, et les choses très passives comme les jeux incrémentaux à la Cookie Clicker ou Eurotruck Simulator.
Est-ce que j’ai le temps de jouer en dehors du travail ? Pas tant que ça. Pas faute d’aimer bien sûr, mais parce que le jeu vidéo est une activité hyper-chronophage. C’est un peu comme regarder des séries, ce que je ne fais plus du tout, parce qu’à un moment on a presque l’impression de devoir choisir entre les regarder et avoir une vie. C’est pour ça (et parce que je vieillis, sans doute aussi pas mal) que je m’intéresse de plus en plus aux jeux très expérimentaux, comme ceux qu’on trouve sur itch.io, qui en une heure ou deux max te proposent quelque chose d’unique et de cohérent. On a vraiment l’impression de ne pas avoir perdu son temps, comme après être allé voir quelque chose au cinéma ou au théâtre en se disant « ok, ce soir, je vais voir telle œuvre, je m’y consacre pleinement ». Alors qu’avec bon nombre de jeux, sans même aller jusqu’à parler des open world bourrés de crafting, je me retrouve souvent, après y avoir passé dix ou vingt heures, à avoir l’impression d’avoir été plus sédaté qu’autre chose. Bien sûr il y a des exceptions, dont la qualité justifie qu’on y passe des jours (je parlais de Stalker 2, dans lequel je suis complètement tombé pendant deux semaines), mais des jeux comme ça il en sort un ou deux par an.
Venons-en à tes activités extra-professionnelles. Tu t’adonnes en parallèle de ton métier à plusieurs loisirs créatifs. Peux-tu nous dire de quoi il retourne ? En particulier, et c’est cela qui nous intéresse avant tout aujourd’hui, tu as sorti il y a quelques mois un jeu vidéo intitulé The Tome of All Tales, un boomer shooter rappelant les premiers FPS du début des années 90 (Doom, Wolfenstein 3D). Pourquoi ce type de jeu ? S’agit-il de ton premier ou t’étais-tu déjà essayé à la création vidéoludique ?
J’ai toujours accumulé les side projects. J’écris beaucoup, je code pas mal aussi. À une époque, je faisais des bots et des générateurs de textes sur Twitter, mais je m’en suis un peu lassé (et puis entre temps Musk a saboté l’API (l’interface de programmation) Twitter, ce qui a réglé le problème). J’ai aussi beaucoup codé de petits jeux expérimentaux, mais c’était surtout des protos dont la plupart sont restés sur mon disque. The Tome of All Tales est mon premier « gros » projet, en tout cas le premier que je commercialise sérieusement et pas uniquement via des dons sur itch.io.
Pourquoi ce type de jeu ? Parce que c’est un genre qui m’est cher et qui est facile à coder (la gestion des collisions dans un monde où tous les murs sont orthogonaux, comme Wolfenstein 3D, nécessite au maximum des maths de niveau cinquième). Aussi parce que The Tome of All Tales, c’est le principe, est un jeu qui se déroule chaque jour dans un univers différent. Or dans des jeux 3D avec une géométrie plus moderne (et j’entends par là : plus moderne qu’en 1992), changer d’univers signifie changer tous les niveaux : si tu intervertis les textures des bases spatiales de Duke Nukem 3D et des châteaux-forts de Hexen, ça n’a aucun sens, ça ne ressemble à rien. Alors que dans les jeux comme Wolfenstein 3D, les niveaux étaient tous les mêmes du point de vue géométrique : c’étaient des couloirs à angles droits. Il suffisait de changer les textures pour transformer les châteaux nazis de Wolfenstein 3D en base spatiale dans Blake Stone, par exemple, ou en manoir hanté dans Nitemare 3D. C’est à la fois super économique et assez fascinant parce que c’est l’imagination du joueur qui fait tout le travail. Un peu comme dans un roguelike en ASCII ou tu as un serpent qui est représenté par la lettre « s » en vert, et le jour où tu l’affiches en rouge, par une sorte d’analogie bizarre, ça devient une salamandre. 90 % du boulot de figuration du monde est délégué au cerveau du joueur. Je trouve ça très, très amusant de jouer avec ça.
Comment décrirais-tu les mécaniques de The Tome of All Tales ? Si je ne dis pas de bêtises, le côté expérience qui se renouvelle quotidiennement repose sur la magie de la génération procédurale des niveaux, ce qu’on ne retrouve pas dans la plupart des boomer shooters récents. Est-ce là la contribution que tu souhaitais apporter au genre ?
Je ne sais pas si je souhaite « apporter quelque chose au genre ». Je ne raisonne pas trop en termes de positionnement du jeu dans l’histoire du FPS. C’est surtout que l’idée me plaisait. Je trouve que l’idée d’un jeu qui se renouvelle tous les jours est intéressante et trop peu exploitée. Il y a Wordle et Sutom, bien sûr, et des « daily challenges » dans plein de jeux, mais pas beaucoup de « vrais » jeux qui reposent entièrement sur ce principe. Pourtant, c’est intéressant : il y a un côté très sympa dans le fait d’avoir une nouvelle aventure à chaque fois, sans non plus pouvoir générer une nouvelle histoire à volonté, comme dans les jeux où un nouveau run est généré en un clic à chaque nouvelle partie. Je trouve qu’il y a là un côté frustrant assez chouette (je dois attendre jusqu’à demain pour avoir quelque chose d’autre) et un peu de suspense aussi : qu’est-ce qu’on aura la prochaine fois ? Et sachant que tout le monde a la même histoire chaque jour, on peut en discuter autour de la machine à café, un peu comme à l’époque où les séries étaient diffusées de façon linéaire, où tout le monde regardait le même épisode au même moment et en parlait le lendemain.
Encore une fois, en me lançant dans ton jeu, je m’attendais à découvrir une sorte de proto un peu pété, mais qui tourne. Or pas du tout. Le titre est très propre, bien équilibré et pensé pour des sessions courtes et régulières (ce qui fait du bien !). Une sorte de Vampire Survivors du FPS rétro (je te souhaite de connaître le même succès) ! D’un point de vue pratique, comment as-tu fait pour acquérir toutes les connaissances nécessaires à la confection d’un jeu aussi abouti ? T’es-tu formé sur le tas au codage, à Unity et au design graphique ? As-tu utilisé des banques d’assets ou as-tu tout fait à la main ? As-tu été aidé par quelque personnes ? Combien de temps a duré le développement ?
Je code depuis toujours. Je crois que j’ai bricolé mon premier « jeu » (enfin, si on peut appeler ça comme ça) vers 10-11 ans, en GWBASIC ou QBASIC, je ne sais plus. J’ai plus ou moins appris sur le tas, mes études d’info ne m’ont pas appris grand-chose de plus (à part l’assembleur, mais bon, je ne suis pas maso au point de coder en assembleur et de toute façon j’ai tout oublié).
Concernant l’aspect graphique, je souffre d’un énorme handicap qui est que je ne sais absolument pas dessiner. J’ai bien fait un peu de pixel art pour les textures, mais je serais incapable d’animer un bonhomme qui court par exemple. Donc j’ai utilisé Poser, un programme qui permet de créer facilement des animations, pour lequel j’avais acheté il y a quelques années des packs d’assets en promotion (personnages, équipements, etc) en me disant que ça me servirait un jour.
J’ai développé le jeu entièrement seul (c’était un aspect de l’expérience qui me plaisait et que j’avais envie de tenter), ce qui m’a pris en gros six mois, au prix tout de même d’une énorme partie de mon temps libre.
Publier ton premier jeu sur Steam t’a permis de découvrir l’envers du décor de la plateforme. Comment cela s’est-il passé ? As-tu eu affaire à des vrais gens ou tout est-il automatisé ? A-t-il été compliqué de faire valider le jeu ? Il me semble que le jeu n’est dispo qu’en anglais. Prévois-tu d’ajouter une version française ?
C’était très rigolo. Et j’ai été agréablement surpris de voir que, contrairement à ce qu’on pense parfois, Steam fait un vrai boulot, sinon d’édition au sens le plus strict, en tout cas de vérification. Ils ne jugent pas le fond (ça se voit, vu la tronche de certains jeux disponibles) mais font très attention à ce que les descriptions ne comportent pas de promesses mensongères, ils vérifient les builds, etc… Il y a beaucoup plus d’être humains dans le process que je ne l’imaginais. J’étais persuadé jusque-là que tout était automatisé ou presque, que les seules vérifications avaient lieu en aval, suite à des signalements. Ce n’est pas du tout le cas.
La question de la version française me tiraille mais, le jeu étant très peu bavard, elle ne me paraît pas impérative. Rien à voir avec un jeu narratif où le texte est de la plus haute importance : pas besoin de parler anglais pour comprendre qu’il faut tirer sur les ennemis et trouver la sortie. En plus, pour diverses raisons techniques liées à la génération combinatoire des petits textes d’intro de chaque histoire, la traduction me demanderait beaucoup de travail pour le gain que ça apporterait (les accords en genre et en nombre sont bien plus pénibles en français qu’en anglais par exemple, ce qui m’obligerait à écrire pas mal de code supplémentaire).
Causons sujets qui fâchent. Le secteur du jeu vidéo traverse une crise profonde, en particulier du fait de l’usage accru des outils liés à l’IA au détriment du travail des artistes. Es-tu plutôt favorable à leur utilisation ou y es-tu totalement opposé ? Est-ce une évolution inéluctable à laquelle il faudra obligatoirement s’adapter ? L’avenir est-il aux expériences indés comme celle que tu proposes ? Les AAA, trop coûteux à produire et trop génériques, sont-ils selon toi voués à disparaître ? Concernant ton métier, la presse papier / numérique à l’ancienne survit tant bien que mal, mais qui sait pour combien de temps, et la concurrence des chaînes et sites divers en ligne ne fait que s’accentuer. Es-tu optimiste pour l’avenir ou penses-tu que tu fais partie des derniers combattants – pour ne pas dire survivants – d’une presse JV classique où domine l’information écrite ?
C’est extrêmement compliqué. D’un côté, je suis parfaitement conscient des dégâts (sociaux, économiques, énergétiques, écologiques) de l’IA, du pillage des œuvres que réalisent les géants de la Silicon Valley pour alimenter leurs modèles. Et je sais aussi que dans le monde qui est le nôtre, où la quantité (et le bénéfice dégagé en fin d’année fiscale) prime sur le souci de qualité, l’IA risque d’être une catastrophe supplémentaire dans une industrie déjà ravagée. Mais il n’empêche qu’il y a quelque chose de fascinant dans ce que peuvent faire ces technologies, entre de bonnes mains. Il suffit de voir quelque chose comme AIDungeon ou comme les prototypes de PNJs avec lesquels il est possible de discourir librement en langage naturel. Cela ouvre des possibilités absolument dingues, le genre de choses dont on rêvait tous quand on était gamins devant nos jeux. Et je trouve que certaines critiques qu’on entend contre l’IA, comme de dire « oh mais ça ne remplacera jamais un auteur humain » passent à côté de la question. Bien sûr qu’une IA n’écrira jamais Pathologic ou Disco Elysium, mais elle peut faire quelque chose d’autre, qui n’était pas possible avant.
Concernant les AAA, oui, le modèle s’essouffle je pense et risque de s’essouffler encore plus vite dans les années qui viennent. En raison des coûts qui explosent, bien sûr, mais aussi des très gros problèmes de management qui s’annoncent. En termes de complexité, mener à bien un AAA, c’est du projet d’ingénierie de haut niveau. Or là, après la saignée qu’a connue l’industrie au cours des deux dernières années, tous les gens virés, les équipes explosées, les personnes expérimentées qui jettent l’éponge et vont bosser ailleurs, ça risque d’être assez compliqué de structurer de gros projets. Et si les éditeurs espèrent utiliser l’IA pour combler les trous dans la raquette, ils courent à la catastrophe.
D’autant que, quand on regarde de nombreux gros succès des douze derniers mois, ce sont des projets ou bien minuscules, comme Balatro, ou bien de taille intermédiaire, comme Helldivers. Comme l’a dit je ne sais plus qui il y a quelques mois, pour le prix d’un AAA, un gros éditeur pourrait plutôt lancer vingt projets plus humbles mais plus originaux, avec plus de prise de risques, dont trois ou quatre connaîtraient un gros succès et financeraient le reste (ce qui est un peu le modèle standard de standard dans l’édition en fait, où on lance plein de projets et les succès remboursent les échecs). Si les éditeurs ne le comprennent pas et pensent qu’il y a la place sur le marché, ne serait-ce qu’en temps de jeu disponible, pour cinquante énormes games as a service, ils risquent d’aller vers quelques déconvenues. On ne peut pas bâtir toute sa stratégie sur l’espoir de sortir le prochain Fortnite ou le prochain GTA.
Quant à la presse, je ne suis pas si pessimiste. Elle va mal, c’est certain, mais je pense qu’ici comme ailleurs (dans le jeu vidéo, mais aussi sur le web et dans le monde en général) nous arrivons vers l’heure des niches. Via le crowdfunding, les communautés de passionnés de plus en plus engagées sur Internet, on voit et on va voir apparaître de plus en plus de projets plus modestes mais viables. L’essor des newsletters, des médias genre 404 donnent envie de croire qu’il y a de la place pour des médias indépendants. Bien sûr, ça ne veut pas dire que, dans le jeu vidéo notamment, la presse reprendra la place centrale qu’elle avait dans les années 90 : l’information de masse est et restera entre les mains des influenceurs et autres relais de com’. Mais il y a de la place pour autre chose, pour des médias destinés à des passionnés, par des gens qui cherchent la qualité. Y compris en vidéo d’ailleurs, comme sur Twitch et YouTube.
Pour conclure, plongeons-nous un instant dans l’avenir. Le tien s’entend. Imaginons que Canard PC se maintienne à flots durant encore plusieurs décennies. Envisagerais-tu alors de poursuivre le métier de journaliste jusqu’à tes vieux jours ? Le souhaiterais-tu ou crois-tu qu’il te sera de toute façon nécessaire de te réorienter un jour ou l’autre ? The Tome of All Tales est franchement un très bon jeu indé. As-tu d’autres projets semblables sous le coude ? Aimerais-tu un jour devenir développeur solo à temps plein (en admettant que l’argent soit au rendez-vous) ou même intégrer un studio ? As-tu d’autres projets hors JV dont tu aimerais nous parler ?
L’avantage de travailler chez Presse Non Stop (la société éditrice de Canard PC, mais aussi de Canard PC Hardware, du Pavé numérique…) est qu’on dispose d’une grande liberté et qu’il est possible d’y faire pas mal de choses différentes. Il y a quelques années, je me posais la question de partir. J’avais l’impression d’avoir un peu fait le tour du journalisme de jeu vidéo, et puis le stream est arrivé, le Pavé numérique est arrivé, ce qui a renouvelé mon intérêt. Ce qui fait qu’aujourd’hui je passe autant de temps à écrire sur des jeux qu’à bosser sur la newsletter et à tester des formats vidéo un peu originaux comme le Club de lecture que j’anime sur Twitch avant Scroll News un mardi soir sur deux. C’est assez difficile d’imaginer un autre endroit où je pourrais disposer d’une liberté pareille et c’est vraiment ce qui compte le plus pour moi dans la vie : je ne vois pas trop ce que je ferais avec davantage d’argent par exemple, par contre je vois très bien ce que je ne pourrais plus faire si j’étais dans un boulot où j’étais davantage contraint.
J’ai deux autres projets de jeu (et un prototype pour chaque), mais le problème est que le développement de jeu, comme d’autres activités dont on parlait plus haut, est horriblement chronophage. Écrire des nouvelles pour une newsletter ou une revue est quelque chose qu’on peut faire pendant son temps libre sans avoir l’impression d’y laisser sa vie : on se pose en terrasse d’un café un weekend ou deux avec son PC et c’est réglé. Développer un petit jeu, à moins de faire vraiment des « expériences » de vingt minutes à la itch.io (et encore !), quand on a un boulot à côté, ça signifie ne plus rien faire d’autre de son temps libre pendant des mois. Donc je m’y relancerai (il y a au moins l’un des deux projets que j’aimerais bien terminer), mais sans doute pas tout de suite.
La solution de devenir développeur solo à temps plein paraît vraiment illusoire. Déjà parce que vivre de ses jeux, pour un dev solo, est à peu près aussi rare que de vivre de sa plume pour un écrivain. Ensuite parce que passer totalement freelance nécessiterait de m’investir à 100 % dans ces projets. Je devrais vraiment ne faire que ça, passer tout mon temps à coder, à créer une communauté, à faire du marketing, du personal branding. C’est la condition sine qua non pour avoir un tout petit espoir de percer commercialement. Et c’est précisément tout ce que je ne veux pas dans la vie. Je veux pouvoir continuer à écrire, à être dilettante, à pouvoir me dire « tiens, je pourrais essayer de faire ça » si une idée me traverse l’esprit.
Bosser dans un studio serait une alternative, mais là c’est une question de rencontre avec un projet qui me plaît. Si je croise un studio qui bosse sur un projet qui me paraît intéressant, alors oui, l’expérience pourrait me tenter.
Concernant mes autres projets, là je fais un petit break côté programmation pour me consacrer davantage à l’écriture, histoire de changer un peu. En 2025, je vais essayer de développer ma newsletter L’Insolithe (voir ici) sur d’autres supports, notamment audio ou vidéo, peut-être sur scène si je trouve un format qui fonctionne.
Merci à toi pour tous ces éclairages, pour tes saillies humoristiques toujours justes et piquantes et vivement que je puisse enrichir mon backlog déjà long comme trois bras avec un nouvel opus de ton cru ! Au plaisir de te lire, dans CPC ou ailleurs !
Florian Baude (Des Clics & des Lettres)
Vous retrouverez l’article sur le jeu ici :