Oui, la littérature est miscible dans le jeu vidéo !
Publié le 24 juillet 2024
Le point-and-click du studio barcelonais Postmodern Adventures (co-édité avec enComplot), sorti sur Steam le 22 mai 2024, se marie à merveille avec le concept de base de mon site. Si j’ai voulu montrer avec mon roman In-Game – Les Confessions d’une Hexaddict que le jeu vidéo pouvait très bien se fondre dans la littérature, José María Meléndez, le principal créateur d’An English Haunting, nous prouve avec son jeu que le contraire n’est pas moins vrai.
Mais commençons par poser les bases. An English Haunting est un jeu d’aventure en pixel art aux graphismes somptueux. Il s’agit de 2D vue de côté, entièrement jouable à la souris, où le gameplay consiste à dialoguer avec les personnages rencontrés et à ramasser des objets pour les combiner entre eux ou simplement les utiliser pour avancer. Le jeu dure une dizaine d’heures et vaut le détour tant pour son esthétique que pour son équilibre quasi parfait et la qualité de sa narration et de son écriture. L’action se déroule à Londres en 1907, en plein cœur de la Belle Époque et plus précisément, en Angleterre, de l’époque dite édouardienne (sous le règne du roi Édouard VII, successeur de la reine Victoria). On y incarne (principalement) le professeur Patrick Moore, spécialiste de médecine légale dans une grande université londonienne. Sa trop grande rationalité, le poussant notamment à remettre en cause l’existence non démontrable de Dieu, lui attire parfois de vives critiques de la part tant de ses étudiants que de ses pairs et de ses supérieurs hiérarchiques. D’autant plus que le professeur a récemment ouvert, en compagnie de son collègue le professeur Nelson Ward, un département d’un tout autre genre consacré à la recherche, fondée sur une méthode scientifique rigoureuse, d’une preuve de l’existence des fantômes et, partant, d’une forme de vie après la mort. Cela n’aide pas à améliorer sa réputation et met dans l’embarras le doyen Carter et le recteur Williams. Au début de l’histoire, Moore se fait convoquer par ces derniers qui lui apprennent que Ward, son collègue, a disparu après avoir dérobé une substantielle donation offerte par un anonyme au département d’études métaphysiques. Pour éviter un scandale, le recteur menace de fermer le département si Moore ne règle pas rapidement une situation dont il n’est même pas responsable. Ils l’enjoignent également de trouver d’ici trois jours une preuve irréfutable de l’existence des spectres afin de justifier l’intérêt de ses travaux. S’ensuit une course contre la montre à travers Londres, à la recherche de Ward et d’une entité de l’autre monde.
Le jeu nous amène à visiter de nombreux quartiers de la capitale anglaise, aux décors d’époque très détaillés. On y retrouve tout ce qui faisait le charme des années précédant la Première Guerre Mondiale. Les avancées scientifiques, flirtant souvent avec l’irrationnel, y paraissent délicieusement surannées. L’utilisation de l’électricité se développe, mais reste encore balbutiante. Les droits des femmes deviennent un sujet, mais on vit encore largement dans une société dominée par les hommes. Les bas-fonds de Londres sont ravagés par la pauvreté, l’alcool et la misère morale. On y rencontre des prostituées et des truands de toutes sortes. Dans les beaux quartiers, on se roule dans l’or au détriment des ouvriers que l’on exploite et l’on s’adonne, plus ou moins honnêtement, au spiritisme. Dans les asiles psychiatriques, on traite les patients en leur administrant de très douloureux électrochocs ou en les plongeant dans l’eau glacée. Mais tout n’est pas si noir, car la production artistique de l’époque a de quoi nous faire encore rêver aujourd’hui. De nombreux artistes y sont cités et l’on peut même découvrir quelques extraits de leurs œuvres. Les films du réalisateur français Georges Méliès (on est au tout début de l’histoire du cinéma), les romans gothiques, mêlant horreur et fantastique, des Irlandais Joseph Sheridan Le Fanu (je m’apprête à lire Carmilla) et Bram Stoker (Dracula), les récits policiers d’Arthur Conan Doyle (Sherlock Holmes) (le jeu réserve une surprise le concernant) ou encore de la musique d’opéra stockée, incroyable innovation, sur des disques lus à l’aide d’un désormais gramophone. Sans parler de la photographie, en plein essor, dont les clichés contiennent parfois de mystérieuses apparitions en arrière-plan…
An English Haunting rassemble plusieurs époques en une seule œuvre : l’ère édouardienne et son ambiance si caractéristique, aux portes de la modernité, les années 80 et 90, car le jeu est une déclaration d’amour au genre alors popularisé par Sierra (Leisure Suit Larry, Gabriel Knight) et LucasArts (Monkey Island, Indiana Jones) et le vingt-et-unième siècle, dans la mesure où le jeu dispose d’un équilibrage et d’un souci global de l’expérience utilisateur que l’on ne trouvait pas toujours dans les titres d’il y a trente ans. Ici, nul besoin d’aller voir une soluce en ligne pour arrêter de tourner en rond. Les objectifs à atteindre sont limpides et les moyens d’y parvenir (lieux à visiter, objets à combiner) ne sont pas tirés par les cheveux. Un système de voyage rapide en fiacre permet en outre de passer aisément d’un emplacement géographique à un autre. Je n’ai craqué qu’une seule fois et suis allé voir un walkthrough, par pure impatience de découvrir la suite de l’histoire sans avoir à me prendre la tête pendant cinq minutes. La qualité de l’écriture est à ce niveau et, en tant que traducteur, je ne peux m’empêcher d’applaudir le travail d’Emilio Almirón qui s’est chargé de transposer les textes de l’espagnol vers l’anglais, d’une qualité littéraire remarquable. Attention, il n’y a pas de version française disponible pour l’instant.
En somme, je ne peux que sincèrement vous conseiller ce que je considère comme l’un des meilleurs jeux d’aventure « à l’ancienne » en pixel art de ces dernières années, alliance du point-and-click et du roman gothique qui transpire la passion et la minutie artisanale, à égalité peut-être avec les récents et excellents The Excavation of Hob’s Barrow (Cloak and Dagger Games, 2022), The Plague Doctor of Wippra (Electrocosmos, 2022), les productions d’Octavi Navarro (voir page dédiée) ou encore Shards of God (Honza Vávra, 2023).
Le développeur du jeu, José María Meléndez, m’a accordé une interview le 9 août 2024. La voici, en version française et en version anglaise :
Quelques liens pour compléter :
La page Steam d’An English Haunting.