Flâneries féministes, lecture au coin du feu et art du clic vert
Publié le 30 décembre 2024
Le jardinage, dans la vraie vie, ça ne m’intéresse pas le moins du monde. Dans un jeu vidéo, par contre, faire pousser des plantes, c’est souvent fascinant ! Après avoir récemment terraformé des planètes entières dans Planet Crafter (Miju Games, 2024), recouvrant d’arbres tous les biomes tout en cultivant haricots, champignons et aubergines dans ma base pour me nourrir, l’idée de faire pousser une poignée de plantes rares dans un vieux manoir aurait pu cependant me paraître un chouïa moins enthousiasmante. Pourtant, la magie vidéoludique a encore une fois opéré et le miracle du coup de cœur inattendu s’est à nouveau produit.
Sorti sur Steam le 9 avril 2024, Botany Manor est le premier jeu de Balloon Studios, une petite structure basée au Royaume-Uni et fondée par Laure de Mey, développeuse venue du studio ustwo games où elle a participé à la création des titres Assemble with Care (2020) et Alba: A Wildlife Adventure (2020). Édité par les Américains de Whitethorn Games, ce puzzle game à la première personne doté d’une forte composante narrative nous met dans la peau d’Arabella Greene, aristocrate anglaise d’une cinquantaine d’années vivant seule dans le luxueux et vaste manoir familial dont elle a hérité. L’action se déroule en 1890, en pleine époque victorienne et l’on retrouvera dans les décors (dont nous parlerons un peu plus loin) tous les éléments caractéristiques de cette dernière.
Arabella est une passionnée de botanique, science qu’elle s’évertue à pratiquer avec le plus grand des sérieux et la rigueur scientifique qui sied à cette discipline. Elle s’est fixé pour objectif d’écrire un livre sur les plantes oubliées, intitulé Forgotten Flora, et espère réussir à convaincre un éditeur de le publier. On débute la partie en mettant la main sur le manuscrit dudit livre, pour l’heure vierge. On pénètre ensuite dans une première partie du manoir : une serre envahie par le smog, clin d’œil à l’un des méfaits de la Révolution Industrielle du dix-neuvième siècle. Pour mettre un terme à cette nuisance, il conviendra de faire pousser une première plante baptisée Windmill Wort. Pour cela, on dispose d’une graine, de terreau, d’un peu d’eau et de plusieurs documents répartis dans la pièce qui nous fourniront suffisamment de renseignements (des indices à organiser dans le livre) pour que l’on puisse comprendre comment amener le végétal à se développer jusqu’à ce qu’apparaisse une jolie fleur. Une fois les conditions réunies, cette dernière se déploie, la double page correspondante du livre se remplit automatiquement et la porte vers une nouvelle zone du manoir se déverrouille. On progressera ainsi tout le long de l’aventure (compter cinq heures pour en faire le tour), découvrant tour à tour le parc, les cuisines, le salon, les chambres, le grenier, une salle de dessin, etc… Il y a au total une vingtaine de plantes à faire renaître, ressemblant à des fleurs réelles, mais avec toujours un petit truc en plus, conférant à l’ensemble un petit côté réalisme magique tout à fait charmant. Certaines espèces ne poussent qu’en présence de sons très particuliers, d’autres par des températures très précises et d’autres encore lorsqu’elles sentent la caresse de vents qu’on ne trouve d’ordinaire pas en Angleterre ou perçoivent le flash lumineux d’un éclair ou la chaleur d’une flamme.
Pour nous aider à comprendre ce qu’il faut faire (ce n’est parfois pas l’évidence même), il faudra mettre la main sur des dizaines de documents cachés (ou mis en évidence) un peu partout. Des livres, des lettres, des prospectus touristiques, des comptes-rendus de recherche, des diagrammes… Les mécaniques sont variées, les textes à lire plutôt courts et immersifs, ce qui fait que l’on n’a jamais l’occasion de s’ennuyer ou de se lasser. Fouiner constitue aussi le parfait prétexte pour déambuler nonchalamment dans les différents secteurs du manoir et en prendre plein les mirettes. La direction artistique est un régal. Les décors, très colorés, fourmillent de petits détails et toutes les pièces disposent (jardins inclus) d’une multitude de chaises, bancs et fauteuils sur lesquels il est possible de s’asseoir un instant, juste pour s’imprégner de l’atmosphère victorienne très réussie conférée à Botany Manor par ses développeurs.
La direction artistique est en effet LE gros point fort du jeu. Vieux livres, machines dernier cri pour l’époque (appareil photo où une poudre explosive sert de flash, gramophone pour jouer des musiques pré-enregistrées, microscope), déco intérieure kitsch, services à thé en porcelaine, jardin à l’anglaise, cheminée rustique, barque pour se promener sur la rivière voisine, antique tour emplie de mystères… La bâtisse ne fait qu’un avec la nature qui l’entoure et la peuple, de même que sciences et arts se mélangent pour ne former qu’un dans la quête spirituelle d’Arabella, animée par un désir d’élévation intellectuelle, d’accomplissement personnel et de reconnaissance par ses pairs. Des pairs de sexe masculin qui rechignent à reconnaître la qualité de ses travaux, voire à s’y intéresser tout court.
Là réside la seconde grande force du jeu : son message féministe. En cette fin de dix-neuvième siècle, la sphère scientifique est presque totalement contrôlée par des hommes qui voient d’un mauvais œil l’arrivée d’une potentielle concurrence féminine. Dans les diverses missives que l’on déniche au sein du manoir, réponses de comités scientifiques ou d’universitaires aux sollicitations d’Arabella, ses interlocuteurs dénigrent systématiquement ses recherches, parfois à demi-mot et parfois de manière très abrupte, en lui disant qu’il est tout à fait convenable pour une femme de faire du jardinage, mais qu’elle n’a aucune chance de faire de réelles découvertes. Selon eux, une femme est faite pour tenir son foyer et devrait se cantonner à cette activité. Cette frustration imposée par la gente masculine explique, au moins en partie, son célibat volontaire. On trouve en effet, ouverts puis délaissés ici et là, des poèmes et des lettres d’amour composés par des prétendants. Des propositions auxquelles Arabella n’a pas donné suite, malgré l’inquiétude de sa sœur qui lui exprime par écrit son inquiétude de la voir s’enfermer dans la solitude. Arabella est une figure de femme forte et indépendante (riche héritière tout de même et donc disposant de temps pour se consacrer à ses études, ce qui pourrait apporter un petit bémol au propos du jeu), féministe de la première heure et la solution qu’elle trouve, en fin de partie (post-générique), pour imposer ses vues au reste de la société, conclut avec brio l’aventure relaxante et lumineuse que nous propose Botany Manor. Un incontournable de la sphère indé que je ne peux que vous recommander pour terminer en beauté cette année 2024 riche en pépites de tous genres.
Quelques liens pour compléter :
Le site officiel du jeu : https://www.botanymanor.com.
La page Steam de Botany Manor : https://store.steampowered.com/app/1425350/Botany_Manor/?l=french.
La bande originale du jeu sur YouTube, par Thomas Williams : https://www.youtube.com/playlist?list=OLAK5uy_nVjg-tSNJTGsXSBgOrqtsVwNSe9018ZeY.