Interview recueillie le 5 avril 2025

Dans cette nouvelle interview sur DCDL, Tim Krief, développeur indé du très bon Fallacy Quiz, nous parle de la genèse du jeu, de son parcours et de sa vision du jeu vidéo moderne. Pour résumer en quelques mots le titre sorti sur Steam le 19 décembre 2024, on y répond à des séries de questions dans lesquelles il s’agit de détecter avec justesse les raisonnements fallacieux (aussi appelés sophismes). Arguments trompeurs, failles rhétoriques, il s’agira de démêler le vrai du faux en faisant preuve de rapidité. En mode expert, il faudra même être capable de déterminer la nature exacte de la tromperie parmi quatre choix donnés. Fallacy Quiz est un jeu à la fois éducatif et de scoring qui permet d’entraîner son esprit critique. Un atout indispensable à l’heure des fake news, de l’IA et du mensonge médiatique permanent. Pour les plus courageux ou simplement pour mieux s’y retrouver en court de partie, un glossaire est proposé dans les menus sous forme de livre joliment modélisé dont on tourne les pages à l’aide de la souris. Pour ceux qui apprécient la convivialité et l’émulation, le jeu inclut un mode multi en local. Mais laissons maintenant la parole au créateur.

Tim Krief, développeur de Fallacy Quiz

Bonjour Tim, merci d’avoir accepté cette interview. Je viens de jouer à ton jeu, le très original Fallacy Quiz, et j’ai beaucoup apprécié son concept. Tout d’abord, pourrais-tu te présenter en quelques mots et nous parler de tes parcours universitaire et professionnel ? Qu’est-ce qui t’a amené à devenir développeur de jeux vidéo ? Est-ce ton activité principale ?

Bonjour ! Merci pour cette interview. Je suis Tim Krief, développeur et artiste indépendant. J’ai obtenu mon diplôme d’ingénieur fin 2019. On m’a alors proposé de travailler dans de grandes entreprises de la tech, mais il était évident que je ne pouvais pas accepter pour des raisons éthiques, même si les offres étaient vraiment alléchantes. J’ai refusé et je ne regrette pas ce choix aujourd’hui. Depuis, je mets tout en œuvre pour être développeur et artiste indépendant à temps plein, et la meilleure manière selon moi, c’est de faire des jeux vidéo. Je sais que cela sera viable un jour (ça commence petit à petit à l’être) et que je serai davantage en mesure d’appliquer mes compétences sur des projets plus ambitieux encore.

Créer des jeux en tant qu’indépendant est un pari risqué, car la concurrence est rude. Pourquoi t’être lancé dans la création vidéoludique en solo ? Fallacy Quiz est-il ton galop d’essai ?

Je ne vois pas le marché des jeux indés comme un marché compétitif. Justement, ce qu’on aime dans un jeu indé c’est qu’il est unique et donc se démarque. Mais il est vrai que se faire connaître est un réel challenge. Par contre, l’ambiance entre devs indés est très positive. On ne perçoit jamais de concurrence rude. On aime voir ce que font les autres, on se donne des conseils, c’est plutôt amical.

Je fais ça en solo surtout car je n’ai pas de fonds pour l’instant et je n’aime pas promettre des gains sur un futur succès. Le travail doit être payé. Si je demande à des créateurs ou autres de participer à mes projets, je veux pouvoir les rémunérer. Étant à la fois développeur et artiste, j’aime aussi avoir la direction sur le projet. Je ne voudrais pas être seulement exécutant, ou faire des esquisses et ne jamais mettre les mains dans le cambouis.

Fallacy Quiz est loin d’être le premier jeu que je fais. On n’est plus sur du galop d’essai, mais sur du saut d’obstacle. En revanche, c’est le premier jeu que je termine et publie sur Steam et sur cet aspect-là, en effet, cela a été très formateur.

Fallacy Quiz est un jeu très soigné qui aborde des subtilités rhétoriques plutôt complexes aux yeux d’un néophyte. Comment s’est passée la période de développement ? Y travaillais-tu à tes heures perdues ou à temps plein ? Combien de mois de travail le développement d’un tel jeu représente-t-il ? As-tu été contraint de faire beaucoup de recherches ?

Merci pour le compliment ! J’ai travaillé sur ce jeu à temps plein pendant un peu moins d’un an. Je suis allé très vite pour sortir une version en accès anticipé, en un ou deux mois, sortie sur itch.io. En voyant l’intérêt que le jeu suscitait, j’ai décidé d’être bien plus ambitieux que prévu, en ajoutant par exemple un mode multijoueur local, entre autres.

J’ai fait un gros travail, en effet, pour que le jeu rende ces subtilités dont tu parles accessibles à tous. J’ai par exemple passé un bon moment à trouver des manières de nommer les sophismes qui ne soient pas les locutions latines intimidantes habituelles.

Pour ce qui est des recherches, oui, j’ai dû reprendre le contenu à plusieurs reprises. J’avais préparé le sujet avant de commencer le développement. Lorsque j’ai finalisé le glossaire – un livre virtuel en 3D accessible dans le jeu avec environ 50 types de raisonnements fallacieux et leurs définitions –, j’ai dû davantage approfondir mes connaissances sur le sujet. J’ai beaucoup appris moi-même finalement.

Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser à un sujet tel que la rhétorique, a priori plutôt éloigné des thèmes généralement abordés dans les jeux vidéo ? Est-ce un thème que tu avais étudié dans le passé ou as-tu découvert tous les concepts évoqués dans le jeu à l’occasion de son développement ? Pourquoi avoir voulu explorer ce genre (le quiz) en particulier ?

Je faisais des recherches sur les biais cognitifs et les raisonnements fallacieux, pour moi-même. Mais pas que. En effet, il me semble que la désinformation est un des plus grands problèmes de notre société actuelle. Si les gens pouvaient avoir des raisonnements plus rationnels et être plus lucides sur les manipulations qu’ils subissent, cela pourrait nous éviter beaucoup de problèmes. Début 2024, je me suis dit que je devais faire du contenu pour en parler, peut-être des vidéos. Ensuite, j’ai pensé à en faire un jeu, sous forme de quiz. Ça permet d’éviter un apprentissage passif. Le joueur s’entraîne à repérer des raisonnements trompeurs dans un contexte similaire à ce qu’il peut rencontrer dans la vie de tous les jours. On peut connaître par cœur la définition d’un sophisme sans pouvoir le repérer alors même qu’il est utilisé juste devant nous. Ce ne sont pas les mêmes compétences.

Tu es le principal artisan de Fallacy Quiz. As-tu cependant reçu un peu d’aide extérieure ? Pour la musique, la traduction des textes ou encore la création de certains assets ?

Oui, c’est un jeu « Tim Krief Indie Dev » mais il existe grâce à beaucoup d’autres personnes que je remercie. Par exemple, j’utilise des logiciels libres et open source. Ce sont des logiciels qui sont faits par une communauté internationale de personnes passionnées et souvent bénévoles. Sans elles, ce jeu n’existerait pas. Principalement, le moteur de jeu, Godot Engine, est au cœur de Fallacy Quiz. J’utilise également d’autre logiciels de ce type comme Krita et Blender. Ensuite, la musique n’est pas ma spécialité. Un ami, Earl20 (voir le site de l’artiste), s’est proposé. Sa création marche vraiment bien à mon avis, car elle colle à l’identité de Fallacy Quiz.

Pour la traduction en anglais, un autre de mes amis (oui, j’ai de précieux amis !) a fait une relecture. On m’a également donné des retours sur les questions et les définitions. Je crois avoir agacé tout mon entourage avec mon jeu ! Je plaisante, j’ai vraiment aimé avoir leurs avis tout au long du développement.

Pour finir, tous les retours des joueurs de la version en accès anticipé m’ont vraiment bien aidé ! Par contre, tout le reste, comme les assets visuels tels que les dessins ou les illustrations, est de moi. J’ai passé un bon moment dessus.

J’aimerais que tu nous dises quelques mots concernant ton passé de gamer. À quoi jouais-tu lorsque tu étais enfant ou adolescent ? Si tu arrives à trouver le temps, à quoi joues-tu aujourd’hui ? Quels sont les jeux qui t’ont le plus marqué, disons, ces trois dernières années ?

J’ai eu la chance incroyable d’avoir des parents qui jouaient eux-mêmes et qui en plus m’ont choyé. On avait chaque console de la N64 à la Wii U. C’était principalement Nintendo. Je me souviens même que, tout petit, on sortait parfois une NES du placard et qu’on soufflait dans la cartouche pour jouer à Super Mario Bros. 3. Je me revois aussi, bloqué pendant des heures dans l’intro de Pokémon sur Game Boy, car je ne savais pas encore lire. J’ai beaucoup regardé mon frère jouer. J’étais le J2 en tant que petit frère. Ça m’a fait découvrir tout un tas de classiques que je n’aurais pas forcément essayés. Aujourd’hui, ça me donne une assez bonne culture vidéoludique.

Oui, le temps, c’est sûr, il ne faut pas le gâcher. J’ai changé ma manière de jouer à cet égard. J’évite certains jeux maintenant, comme les jeux mobiles ou Tetris 99. Je cherche les occasions d’échanger. Si je trouve un bon jeu, je tente d’y jouer en le montrant à d’autres. Ça transforme une expérience perso en un souvenir qu’on peut partager. C’est dans cet esprit que j’ai joué à Zelda: Tears of the Kingdom ou Pikmin 4. Si un jeu a un mode multi, j’essaie de n’y jouer qu’en multi quand mes amis sont dispos au lieu de passer du temps seul dessus. On est souvent sur Risk of Rain 2 ou Splatoon.

Aussi, j’ai l’impression que j’ai moins besoin d’uniquement jouer à des jeux récents. Je n’ai pas peur de dépoussiérer les vieilles consoles pour tester des classiques. Je joue parfois encore sur 3DS. C’est là que j’ai terminé Majora’s Mask 3D il y a deux ans ou Shovel Knight plus récemment. L’an dernier, j’ai joué à Assassin’s Creed Black Flag sur PS3. Cette année, on a testé Resident Evil 4 sur Wii et on joue même souvent à Nintendo Land sur Wii U quand les amis passent à la maison.

Je pense qu’on se laisse un peu trop avoir par la danse marketing qui pousse à courir après le dernier jeu, la dernière console et qu’on n’apprécie pas assez les jeux passés. Jouer à un jeu en 720p 30fps ne va pas vous tuer ! On n’a pas besoin d’attendre des remasters. Allez chez votre revendeur du coin, vous allez trouver des jeux pour votre vieille PS3 ou Wii à 5 €. Parfois, ce sont des classiques que vous avez loupés. Même si c’est juste pour tester, ça vaut souvent le coup !

Si je devais donner les jeux qui m’ont le plus marqué ces trois dernières années, je dirais, sans ordre particulier, No Man’s Sky, Pikmin 4, Zelda: Tears of the Kingdom et Splatoon 3 (spécifiquement le DLC et l’événement Grand Festival). Je me permets d’ajouter A Short Hike et Sayonara Wild Hearts à cette liste, même s’ils ont plus de 3 ans.

L’industrie du jeu vidéo connaît actuellement une crise profonde. Les AAA coûtent très chers à produire et ne parviennent plus toujours à séduire les joueurs. Penses-tu que les indés sont l’avenir du jeu vidéo ? Par ailleurs, l’utilisation croissante de l’IA génère beaucoup de remous et d’inquiétude, beaucoup d’artistes craignant de se voir remplacés dans un avenir pas si lointain. Quelle est ta position sur la question ? Utilises-tu des outils liés à l’IA pour créer tes jeux ou penses-tu qu’il faille les rejeter en bloc ?

Je me permets de partager mon manifeste de développeur indé pour répondre à cela :

Au vu de tous les licenciements des studios triple A, des projets peu inspirants qui sont des flops historiques, des jeux qui exploitent les joueurs à base de micro-transactions, des jeux mobiles vains qui cherchent à capter votre attention et vous rendre accros, des projets gonflés artificiellement au marketing mensonger, des campagnes de haine réactionnaires, sexistes ou racistes et de l’engouement désinformé autour de l’IA générative et des LLM, je pense que notre mission est de créer des pépites.

Nous travaillons avec passion et dévouement sur des œuvres d’art qui visent à s’affranchir de tout ce genre de choses immorales ou sans âme. Nous publions ces pépites dans une mer, non, dans un torrent d’autres titres, en y consacrant plus de temps et d’efforts, en nous concentrant sur ce que nous voulons partager et non sur ce que l’étude de panels tests nous dit de faire. C’est une prise de position.

Nous parions sur le fait que des gens trouveront ces pépites, nous parions sur le fait que des gens sauront faire la différence. Et avec ceux qui font la différence, avec les joueurs qui nous soutiennent, qui achètent nos jeux, qui essaient de les faire connaître, qui popularisent les indépendants, nous faisons vivre cette industrie quand tout pourtant s’y oppose.

Des gens qui font des jeux géniaux en indépendants, parfois seuls, avec un budget proche de zéro, et des joueurs qui les découvrent et en font des succès, c’est contre toute attente dans la mer de tous les autres jeux industriels et sans âme qui sont propulsés par des campagnes marketing massives et des budgets insensés. Et pourtant, ça arrive, et quand ça arrive ça humilie les grosses boîtes et ça insuffle de la vie et du renouveau dans le monde du jeu vidéo. Ça pousse les gens à s’émouvoir, à réellement passer du bon temps, ça égaye leur quotidien. C’est une source d’inspiration. C’est ce qui nous fait persévérer, envers et contre tout.

C’est un faux dilemme ! Plus sérieusement, je pense qu’au-delà de la spéculation et de l’engouement autour de ce qu’on appelle « IA », il faudrait vraiment mieux informer sur ce que sont vraiment ces technologies.

Par exemple, pour vulgariser, les LLM ne sont que des machines à prédire le mot suivant dans un texte. Tout ce qu’on a fait, c’est inclure un paragraphe au début qui explique que le texte est un dialogue entre un utilisateur et une IA. L’algo va donc générer des mots sur la base de prédictions qui donneraient l’impression qu’il s’agit en effet d’un dialogue entre un utilisateur et une IA. Mais c’est une tromperie. Il peut vous dire n’importe quoi avec une assurance déconcertante. Il est extrêmement dangereux de présenter ces outils comme ayant une quelconque fiabilité.

Je pourrais parler des heures de tout ça. De façon très succincte, je pense que ce qu’on appelle « IA » est à la fois un délire spéculatif et une technologie puissante et qu’il est impossible de penser un futur avec « IA » sans parler sérieusement de politique. Niveau création, il y a à la fois un vol en cours que subissent les artistes et un risque d’appauvrissement culturel de la société à venir.

Sur des usages spécifiques, sur des tâches prévisibles et vérifiables, ça peut être une technologie positive. Ça fait un moment d’ailleurs que c’est utilisé ainsi, comme par exemple dans la reconnaissance de l’écriture. Mais, dans la grande majorité des cas d’usage actuellement à la mode, c’est néfaste.

Je pense que son utilisation appauvrit l’art. Dans l’art, ce qui est important pour moi, c’est l’intentionnalité. Si une tâche nécessite une proportion non négligeable d’intentionnalité, elle ne devrait absolument pas se faire via ce genre de technologies. Par exemple, ça ne me pose pas trop de problème que du détourage soit fait en utilisant des modèles de machine learning. Par contre, je trouve insensé d’utiliser des modèles pour générer des images de A à Z.

Pour conclure, peux-tu nous parler de tes autres projets ? As-tu d’autres jeux en tête ou même en cours de développement ? Où te vois-tu dans cinq ans ? Te rêves-tu en indépendant couronné de succès ?

Oui, j’ai déjà commencé à travailler sur le prochain projet, ce sera une compilation très dynamique de mini-jeux, avec encore une fois des messages à passer. J’ai hâte de pouvoir en dire plus, mais j’attends que ce soit un peu plus avancé pour montrer des images. N’hésitez pas à me suivre sur Mastodon, Bluesky, YouTube et consorts pour avoir des infos dès que c’est disponible (voir les liens ici).

J’ai aussi d’autres projets en pause tels que Crafty County (voir site du jeu) ou Octahedrone (voir site du jeu).

Dans cinq ans, on a un studio sous forme coopérative. On fait des jeux de plus en plus ambitieux, des vidéos de vulgarisation mais aussi de divertissement, des albums de musique. On relance notre asso et les projets disruptifs qui vont avec. On lance une console. Ah oui, on a enfin élu un parti de gauche de rupture en France, donc on a retrouvé la retraite à 60 ans et il y a des discussions en cours pour la semaine à 32h, la 6ème semaine de congés payés et la semaine de 4 jours. Du coup, les ex-électeurs d’extrême droite se rendent compte que le problème n’était pas l’immigré. Et dans la foulée, on a un programme solide en cours d’application pour lutter contre le dérèglement climatique, ce qui me permet d’être enfin optimiste pour l’avenir.

Je me rêve en indépendant qui peut vivre dignement en créant ce qui lui plaît. Le système actuel laisse peu de place pour ça. Soit on galère, soit on a un succès fou, c’est assez binaire. Donc oui, dans le système actuel, j’espère pouvoir avoir un succès fou. D’ailleurs, allez donc faire un tour sur la page Steam de Fallacy Quiz (voir la page Steam ici) !

Merci beaucoup, Tim, pour tes réponses et je te souhaite le meilleur pour la suite !

Merci à toi !


Florian Baude (Des Clics & des Lettres)

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