– Souriez donc, Aurélien ! Cette photo accompagnera l’article rédigé en votre honneur qui sera publié dès ce soir en une du bulletin d’information municipal !
Le jeune homme en costume qui l’encourageait en ces termes se tenait à côté de lui et montrait à l’objectif sa dentition d’une éclatante blancheur. Il offrait à Aurélien un bras vigoureux sur lequel s’appuyer le temps que le reporter eût fini de leur tirer le portrait. Des tremblements incontrôlables agitaient les mains décharnées constellées de taches brunes de ce vétéran des conflits séléno-martiens. Ébloui par l’éclairage aveuglant et les ors de la grande salle de réception de la mairie, il plissa les yeux derrière ses épaisses lunettes, ce qui eut pour effet d’accentuer les rides déjà profondes qui donnaient à son visage des airs de parchemin froissé. Il baissa un peu la tête et se concentra sur le gâteau à la crème gorgé de fruits exotiques, assez grand pour nourrir au moins cinquante convives, qui trônait au centre de la table au milieu des flûtes de champagne. D’une voix chevrotante, il glissa à celui qui l’aidait à se tenir debout :
– C’est trop, tout cela, Monsieur le Maire. Il ne fallait pas vous donner autant de mal. Je ne suis qu’un pauvre vieux soldat qui compte les jours qui le séparent encore de son ultime voyage.
– Arrêtez vos bêtises, Aurélien ! Vous êtes un modèle pour nous tous. Ce n’est pas rien, tout de même, pour un héros de guerre, de fêter son centième anniversaire ! Et entier, avec ça ! Je sais que vous ne portez aucun implant bionique. Les détecteurs de métaux, à l’entrée, auraient sonné. Le bombardement nucléaire de Jonastown, la capitale lunaire, la grande bataille du cratère Schiaparelli, sur Mars, sans parler de vos quatre décennies de bons et loyaux services lors des affrontements contre les blocs sino-russes et panaméricains… Vous avez survécu à tout !
– Oh, tout comme vous, Monsieur le Maire, chacun à sa façon… Sauf que moi je n’en ai plus pour très longtemps…
Il marmonnait, mi-volontairement, pour laisser le brouhaha ambiant couvrir ses paroles, et à moitié contre son gré, car son dentier, qui se décollait à chaque syllabe de ses gencives amaigries, entravait les mouvements de sa mâchoire.
– Vous êtes ici pour faire la fête, Aurélien ! Ne faites pas de mauvais esprit. Vous êtes tout crispé. Détendez-vous !
– Oh, j’aimerais bien, Monsieur le Maire, mais j’ai une de ces envies de pisser ! À mon âge, vous savez, la prostate… J’ai peur de me souiller face aux caméras, au milieu de tous ces invités prestigieux. Ça ne ferait pas bon effet…
– Photographe ! Nous allons faire une petite pause. Occupez-vous donc des personnalités présentes pendant que je fais faire le tour du propriétaire à notre ami.
Puis, se tournant vers Aurélien, il ajouta :
– Allons dans mon bureau. J’y dispose d’une petite salle d’eau privée. J’en profiterai pour vous montrer quelques documents d’époque qui vous rappelleront sûrement des souvenirs de jeunesse.
Le maire fendit la foule de sa large carrure. Ses pas vigoureux l’entraînèrent en un instant devant les portes d’un luxueux ascenseur. Aurélien le rejoignit après une longue minute de claudication ponctuée de déhanchements arthritiques.
Sa figure était si rabougrie qu’il était difficile d’y déceler l’expression d’une émotion déchiffrable. Pourtant, au fond de lui, il était extatique. Ce scénario, il en avait rêvé. C’était presque trop beau pour être vrai. Bien que son esprit s’embrumât, parfois, malgré lui, sous les affronts du temps et de l’usure, il avait la conviction que cette fois, enfin, il touchait au but.
L’ascenseur les emmena en un instant au troisième étage de l’hôtel de ville.
– Merci, Monsieur le Maire, de m’avoir épargné l’ascension des escaliers. Ces hautes marches en marbre, j’y aurais laissé un genou !
– C’est tout naturel, Aurélien. Tenez, mon bureau est juste en face. Prenez mon bras. Vous n’êtes pas raisonnable. Une canne, ça vous éviterait une mauvaise chute.
– Je l’ai laissée chez moi. Je suis très distrait ces temps-ci…
Il ne mentait pas. Avec l’âge, il avait tendance à oublier les petites choses. Le plus important, cependant, était inscrit dans sa mémoire à l’encre indélébile.
Ça ne lui plaisait pas trop de se faire enguirlander par ce gamin. Il avait l’allure d’un bachelier à peine sorti des jupes de sa mère. Les traits fins et bien dessinés. Une peau lisse à peine grisée de barbe. Un enfant déguisé en adulte.
Et pourtant, même si son apparence ne permettait pas de le soupçonner, le maire de la Ville était lui aussi centenaire. En réalité, il l’était même presque deux fois. Il appartenait à une catégorie de la société que tous enviaient et détestaient dans d’égales mesures : les Insénescents. Ceux qui avaient cessé de vieillir.
– Entrez, Aurélien, dit-il d’une voix dont la pureté dissimulait mal l’expérience et le cynisme de sa personne. Si vous avez un besoin urgent de vous soulager, les toilettes se trouvent dans la pièce adjacente. Ensuite, je vous ferai voir une pièce de ma collection d’antiquités. C’est un objet qui a été retrouvé enfoui sous plusieurs mètres de régolithe, à la surface de Phobos, suite au crash du croiseur interplanétaire L’Espérance. Vous étiez vous-même, à l’époque, à bord de ce vaisseau qui faisait route vers Mars. J’aimerais que vous me racontiez, en tête à tête, comment vous avez survécu et que vous m’aidiez à identifier la nature de cet…
Le maire s’interrompit. C’était l’effet qu’avait en général sur n’importe qui l’apparition inattendue d’une arme de poing au bout du bras d’un interlocuteur.
– Je n’ai pas le moins du monde envie de pisser et je me contrefous royalement de vos reliques malsaines, asséna le vieil homme. Elles symbolisent tout ce que je hais dans ce monde. L’injustice et l’exploitation du pauvre par le nanti. Vous possédez, en revanche, un autre item qui m’intéresse bien davantage. Dans le coffre-fort, là, derrière votre bureau. Si vous tenez à votre interminable vie, ouvrez-le et donnez-moi ce que vous savez.
– Je vois. Cette arbalète miniature, dans votre main, elle est faite de bois et de polycarbonate, n’est-ce pas ? Indétectable. Vous croyez vraiment que vous pourriez me tuer avec ce simple jouet ?
– Vous êtes un vampire qui se nourrit du sang du peuple pour accéder à l’éternité. Cette arme me semble adaptée.
– Vous n’êtes qu’un pauvre fou… Si c’est ainsi que vous me voyez, alors vous feriez mieux de viser le cœur. Mais je doute que vous y parveniez. Vos mains ne tiennent pas en place. Je suis plus rapide que vous et vous ne disposez que d’une seule tentative. Une arbalète ne se recharge pas aussi vite qu’un pistolet.
– J’ai beau n’être plus qu’un vieillard décrépit, dans les troupes coloniales de la Confédération Européenne, je n’étais pas n’importe quel soldat. J’étais un tireur d’élite au tableau de chasse bien rempli. Avec mon fidèle fusil D730 à impulsions laser, je pouvais toucher une cible mouvante à plus de huit kilomètres, à la lunette classique, comme il y a plusieurs siècles. C’était il y a des lustres et je n’y vois plus très clair, il est vrai. Mais à bout portant, impossible de vous rater… De toute façon, ce carreau est imprégné d’un poison létal très puissant. Une égratignure suffira à mettre fin, en moins d’une seconde, à votre carrière de sale petit politicard. Si vous n’êtes pas un authentique vampire, vous n’en demeurez pas moins un fieffé salopard. J’ai frôlé la mort et je l’ai donnée des milliers de fois pour enrichir les enfoirés dans votre genre et affronter vos ennemis à votre place. En échange de quoi ? Une pension minable, un logement social et un aller simple garanti pour le cimetière. Aujourd’hui, l’heure est venue pour vous de passer à la caisse. Ouvrez le coffre.
Le maire le toisa durant une minute qui sembla durer une heure. La dureté de son regard d’acier trahissait son âge véritable. C’était un requin. Un capitaliste. Un jouisseur sans pitié pour ceux qui n’appartenaient pas à la même classe que lui.
– Ce n’est pas ainsi que fonctionne notre monde, Aurélien. Ni ceux que nous occupons ailleurs dans le système solaire. Quoi que vous fassiez, il y aura toujours des injustices. Le tout est de se trouver au bon endroit et au bon moment.
– C’est exactement là que je me trouve, rétorqua le vieil homme en levant un peu plus haut son arme.
L’officier municipal hocha la tête en affichant un air désolé, plongea une main dans la poche de son pantalon et en sortit une carte magnétique. Il l’inséra dans la fente qui servait de serrure au coffre-fort, puis il composa un code sur un pavé numérique incrusté dans la façade avant d’apposer son pouce sur un lecteur d’empreintes digitales. Un bip discret se fit entendre qu’Aurélien ne perçut pas, puis la porte s’ouvrit.
– Je n’ai qu’une seule dose en réserve. Je ne me laisse jamais vieillir au-delà de vingt-trois ans d’âge biologique. J’allais me réinjecter dans quelques mois. J’en achèterai une autre, voilà tout. Cinq millions d’eurocreds, pour un homme tel que moi, c’est une broutille. Avec une solde de soldat, même gradé, il faudrait plusieurs existences pour emmagasiner une telle somme. Profitez-en bien. Jamais vous ne sortirez vivant de ce…
Pfuuuit !
Le carreau se planta dans son cou, juste sous l’oreille gauche. Aurélien avait menti. Il n’avait plus ses contacts d’autrefois. Il n’aurait pas pu se procurer un poison mortel. En revanche, la vieillesse aidant, il avait des amis médecins. Il y avait du mécontentement aussi, chez ceux-là. Le maire n’était qu’endormi. L’effet ne durerait que quelques minutes. L’alarme n’avait pas été donnée, mais il devait faire vite.
Il contourna le bureau et se pencha sur le corps assoupi. Ses rotules craquèrent sous l’effort et il manqua de justesse perdre l’équilibre. Il arracha la seringue des doigts encore serrés du maire et la fourra dans la poche intérieure de sa veste, tout contre sa poitrine sifflante. Il décocha un coup de pied anémique dans les côtes du politicien et murmura entre ses dents artificielles :
– Bâtard…
Il sortit et regagna la cabine de l’ascenseur. De retour au rez-de-chaussée, les invités furent surpris de le voir revenir seul. Sans rien laisser transparaître de son émoi, il lança à la cantonade, jouant à l’ancêtre qui a perdu ses filtres :
– Monsieur le Maire pose une pêche ! Il en a pour cinq minutes.
La foule éclata de rire. Qu’il était drôle, le grabataire !
– C’est bientôt l’heure de ma sieste, ajouta-t-il. Je rentre ! Au revoir tout le monde et merci pour l’hommage.
Tandis qu’il se dirigeait vers la sortie, une femme l’intercepta en l’attrapant par le bras. C’était l’épouse du maire, insolente de beauté et de jeunesse. À la différence de son mari, ses vingt ans à elle n’étaient pas usurpés.
– Restez encore un peu, Aurélien, dit-elle. Vous n’avez même pas goûté à votre gâteau !
– Oh, vous savez, je n’ai pas de très bonnes dents, alors…
– Ta, ta, ta ! Juste une ou deux cuillères. Puis on compte sur vous pour la photo de la découpe entouré de nos invités de marque !
Elle poussa le vétéran vers la cathédrale pâtissière nappée de chantilly garnie d’une dentelle de coulis de mangue et de framboise mêlés.
Un serveur lui cala le manche d’un couteau dans le creux de la main. Le cœur d’Aurélien battait la chamade.
Faire une crise cardiaque maintenant, ce serait vraiment trop con ! songea-t-il.
La femme du maire lui tint le poignet pour l’aider à couper droit tandis que deux jeunots endimanchés aux montres serties de diamants se serraient contre ses épaules jusqu’à l’écraser. Ils faisaient deux têtes de plus que lui. Il leva un peu le menton pour détailler leurs visages.
Sur sa gauche se trouvait le président du Consortium des Mégalaboratoires Pharmaceutiques. Cent-soixante-quinze ans. Il avait bâti sa fortune sur le dos de l’ensemble de la population mondiale en vendant des vaccins à l’efficacité discutable et aux effets secondaires nombreux lors des vagues épidémiques qui s’étaient rapidement succédé depuis le début du vingt-et-unième siècle. La peur, voilà ce qui lui avait permis de s’enrichir.
Bâtard ! l’insulta Aurélien en son for intérieur.
Sur sa droite, c’était un bandit d’une autre espèce qui posait, tout sourire, satisfait de lui-même et certain tant de sa supériorité que de son bon droit. Le Généralissime des Armées Européennes Confédérées engagées depuis deux siècles dans la lutte avec les autres blocs pour la domination du système solaire. Deux-cent-vingt-trois ans. Son ancien patron. Bien sûr, l’ordure ne le reconnut pas. L’espace était censé être un lieu de paix. Un terrain neutre. Alors on préférait oublier les retraités des fronts spatiaux.
Bâtard ! jura le vieil homme en silence.
La comédie ne pouvait plus durer. Il fit exprès de lâcher le couteau et saisit une cuillère posée sur la table. Il la planta dans le gâteau sans attendre qu’on lui servît une part proprement découpée.
– Non, non, non ! paniqua la femme du maire, soucieuse de ne pas voir sa cérémonie tourner au ridicule.
Elle attrapa Aurélien par le cou et le tira doucement en arrière. Il fit semblant de perdre l’équilibre et se rattrapa à la nappe. Il donna un coup sec avec le peu qu’il lui restait de vigueur et le chef-d’œuvre culinaire s’affala sur le sol en un tas informe, passant en un instant du délicieux à l’écœurant.
Nous sommes tous soumis aux ravages de l’entropie !
C’était le moment de filer. Des voix s’élevaient pour accuser la femme du maire de maltraitance envers une personne âgée tandis que d’autres riaient aux éclats en voyant les deux Insénescents se lamenter, penchés sur leurs pantalons et leurs chaussures souillés de crème teintée de coulis.
En se servant des corps des convives – qui ne lui prêtaient plus guère d’attention – comme de béquilles pour traverser leurs rangs serrés, il regagna rapidement le portique d’entrée. Malgré la sonnerie aiguë qui retentit à son passage, stridente au point d’endolorir ses tympans défaillants, il franchit le détecteur de métaux sans même ralentir. Il montra la cuillère au vigile et la lui tendit. Ce dernier hocha la tête et le laissa quitter l’hôtel de ville et la zizanie qu’il y avait semée.
Aurélien demeurait à quelques pâtés de maisons seulement de la mairie. Un kilomètre à peine le séparait de son modeste appartement situé au quatre-vingt-dix-septième étage d’un gratte-ciel constitué aux trois cinquièmes de logements sociaux. Ses genoux le faisaient tant souffrir que couvrir une telle distance à pied lui paraissait insurmontable. À l’aller, il avait pris l’aérobus, mais il fallait s’identifier pour prendre les transports en commun. Pour cette raison, il se sentait plus en sécurité à l’air libre plutôt qu’enfermé dans une cage mobile que les autorités pouvaient verrouiller à distance. Dans la rue, il y avait des caméras, bien sûr, mais les chances de parvenir à s’enfuir étaient un tantinet plus élevées.
Il n’avait pas dépassé le premier bloc de tours géantes qu’aboyaient déjà dans le lointain les sirènes des speeders des Forces Municipales de Sécurité. Pour arrêter un vieillard sénile incapable de courir, ils avaient dû se contenter d’envoyer la cavalerie légère. Du moins Aurélien l’espérait-il.
Planté sur le trottoir à l’intersection de deux avenues, le centenaire tendit l’oreille. La musique tant redoutée provenait de plusieurs directions. Au moins trois véhicules de police convergeaient vers sa position. Deux depuis le sol et un depuis les voies de circulation aériennes qui s’entrecroisaient entre les buildings à différentes altitudes.
Merde ! Je suis fait comme un rat camé aux déchets radioactifs. J’ai plus le choix.
Aurélien plongea une main dans sa poche de poitrine et en sortit la lourde seringue plaquée d’or qu’il avait dérobée au maire. Après avoir cherché un instant le bon angle de visée dans le verre de ses lunettes progressives, il lut l’inscription gravée sur la surface :
Il se plaqua contre un mur, un peu à l’écart du flot des passants, et dévissa à la hâte, de ses doigts malhabiles, l’épais capuchon qui protégeait l’aiguille. Il leva cette dernière devant ses yeux et pressa légèrement le piston pour vérifier qu’il n’y avait pas de bulle d’air à l’intérieur. À ce prix-là, bien sûr, il n’y en avait pas, et une goutte de liquide argenté suinta tout de suite de la pointe, lourde et brillante comme du mercure s’échappant d’un vieux thermomètre brisé.
Pour ne pas trop attirer l’attention, il glissa discrètement sa main sous un pan de sa chemise et s’enfonça l’aiguille dans le ventre en grimaçant. En moins de trois secondes, d’un seul trait, il injecta tout le contenu du cylindre à l’intérieur de son abdomen, puis il laissa la seringue tomber sur le sol avant de l’écrabouiller du plat de sa semelle. Il ignorait le temps que mettait le produit à agir. L’expérience était réservée aux puissants, de ce monde et de ses colonies. Pour lui, c’était la première fois. Et probablement la dernière s’il se faisait attraper.
Les halos bleutés des gyrophares se reflétaient sur les parois de verre des gratte-ciels aux squelettes d’aluminium. Il se remit en branle. Une large artère à six voies tenait lieu de frontière entre le bloc où il se trouvait et le suivant. Pas le choix, il fallait traverser. Le bonhomme venait de passer au vert. Il s’élança sur le boulevard d’un pas incertain, craignant, comme à son habitude, de ne pas réussir à atteindre le bout des zébras avant la fin du temps imparti.
Parvenu à la moitié du passage piétons, les marcheurs qui venaient de l’autre rive de béton se mirent à le dévisager. Certains activèrent même furtivement les caméras de leurs lunettes à vision augmentée pour immortaliser l’instant. Embarrassé par l’insistance des regards, Aurélien rentra la tête dans ses épaules et entreprit de fixer le bout de ses chaussures. Ce fut à ce moment-là qu’il comprit pourquoi il était ainsi, tout à coup, devenu l’objet de toutes les attentions.
Il déplia ses doigts et positionna ses mains devant lui, paumes tournées vers le sol. Les tavelures qui parsemaient sa peau avaient viré du brun au blanc. Un blanc lumineux qui brillait comme s’il avait été incrusté de minuscules paillettes. Il comprit que l’effet devait être le même sur le reste de son épiderme, visage inclus.
Soudain, plusieurs badauds eurent un mouvement de recul. La chair d’Aurélien s’était mise à fumer. Il craignit un instant d’avoir pris feu, mais aucune chaleur n’émanait de son être. C’étaient des fumerolles laiteuses et éthérées qui s’évanouissaient dans l’air à peine constituées. On surnommait souvent la mixture vendue à prix d’or par Eternity Labs l’Élixir d’Insénescence. Un cocktail high-tech de substances chimiques et de petits robots chirurgiens de taille nanométrique. Ils sculptaient ses organes de l’intérieur, les réparaient et expulsaient de son organisme tout ce qu’il comptait de toxines et de pourriture.
Aurélien avait beau avoir été invité par le maire pour être la star d’un jour, il n’était en réalité qu’un quidam dont les exploits de jeunesse avaient été depuis longtemps oubliés de tous. Un homme s’avança et lui éructa à la figure cette phrase assassine :
– Salaud de riche ! Tu peux pas faire tes cochonneries chez toi !? Ça t’amuse de faire rager les mortels du haut de ton Olympe !?
– Mais non, je…
Il réalisa que le feu était repassé au rouge, mais que le flot des véhicules qui avait repris autour de leur grappe humaine s’écoulait au ralenti. Les conducteurs des rares berlines à ne pas être automatisées se délectaient de la scène. Un bouchon, en conséquence, se formait rapidement. Les flics n’avaient plus aucun effort à fournir pour localiser leur cible.
– Laissez-moi passer ! ordonna Aurélien.
Le son de sa voix, plus clair qu’à l’accoutumée, ne laissa pas de le surprendre. Il faisait plus de vingt degrés, pourtant de la vapeur s’était échappée de sa bouche lorsqu’il avait prononcé ces quelques mots.
La douleur lancinante, dans ses genoux, ne l’avait pas quitté. Il se mit cependant à courir, chancelant, peu sûr de ses appuis. Il zigzaguait entre les voitures, les deux-roues et les piétons, manquant chuter à chaque écart qu’il devait faire et qui le déséquilibrait. Il n’y voyait rien. Ses lunettes ne corrigeaient plus sa vue qui évoluait à chaque seconde qui passait. Il les arracha de son nez et les lança par-dessus son épaule. Tout était toujours aussi flou, mais au moins cette lourde prothèse ne l’encombrait-elle plus.
Il louvoyait entre les formes aux contours incertains qui se dressaient sur son chemin. C’était un miracle qu’il ne fût pas tombé une seule fois. Heureusement, il connaissait le quartier comme sa poche. Il aurait pu le parcourir les yeux fermés.
Il commença à se sentir un peu à l’étroit dans sa chemise. Son dos se redressait et le creux qui s’était progressivement installé, peu après ses quatre-vingts printemps, le long de son sternum, s’effaçait peu à peu. Son torse retrouvait de sa superbe et se bombait en même temps que les muscles de ses bras et de ses jambes. Ses foulées se firent plus précises et plus régulières. Il gagnait de la vitesse. Ces transformations s’opéraient sans douleur, ni inconfort. Cela faisait des années, pour ne pas dire des décennies, qu’il ne s’était pas senti en aussi grande forme. Tout le monde le regardait, mais il s’en foutait. Les rassemblements de curieux qu’il semait sur son passage jouaient en sa faveur.
Ses poumons laissaient entrer beaucoup plus d’oxygène qu’ils ne le faisaient dix minutes auparavant. Il sentait la vie revenir en lui. Des dents neuves perçaient ses gencives comme s’il était redevenu un nouveau-né. Il cracha son dentier qui bientôt ne lui servirait plus à rien. Sa vue s’éclaircit. Il pouvait de nouveau percevoir les petits détails de son environnement immédiat, l’analyser, anticiper, comme il le faisait jadis sur les champs de bataille lunaires ou aux commandes de son vaisseau de combat, lors des dogfights silencieux, dans le vide de l’espace, contre les escadrons de chasseurs chinois.
Il sprintait maintenant. Plus que deux-cents mètres. Il ne sentait plus la brise caresser son crâne dégarni. Ses cheveux avaient repoussé. Une chevelure dense, d’un noir de jais. Il ne fumait presque plus. La métamorphose touchait à sa fin.
Quelques minutes avaient suffi pour qu’il laissât derrière lui l’épave en décomposition qu’il était devenu. Il était de nouveau lui-même. Celui qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Un surhomme. Une machine à tuer. Un athlète taillé pour la guerre. Il ne lui manquait plus que son fusil. Il envisagea un instant de se réengager dans l’Armée Confédérée. Mais c’était oublier qu’il devrait d’abord faire face à la justice. On ne volait pas impunément le sang des dieux. À condition, bien sûr, qu’on parvînt à l’attraper.
Ses vêtements ayant craqué sous la tension de ses membres à nouveau gorgés d’énergie et de testostérone, il se retrouvait torse nu, avec un lambeau de pantalon pour seule couverture. Sa peau était si lisse. Aucune femme ne pourrait lui résister.
J’ai une de ces envies de baiser ! Ça fait combien de temps que j’ai pas eu la trique ?
Un monde de possibilités s’étirait devant lui. Des perspectives infinies qu’il dut cesser de contempler lorsque, surgi de nulle part, un speeder aux couleurs rouge et verte des Forces Municipales de Sécurité se matérialisa en travers de sa route, chevauché par un agent caparaçonné des pieds à la tête.
Aurélien savait parfaitement qu’il se trouvait dans le septième district de la Ville, mais son esprit, lui, voyageait dans l’espace et le temps. Cinquante-cinq ans plus tôt, alors qu’il commandait l’assaut final de la onzième légion d’infanterie sur les contreforts d’Olympus Mons, pour reprendre les batteries de canons électro-magnétiques à très longue portée installées à son sommet. Les tentatives infructueuses de terraformation de la planète rouge avaient contribué à exacerber les tensions entre les confédérations. Les scientifiques n’étant jamais parvenus à rendre l’atmosphère respirable, il avait fallu se battre en scaphandre et en combinaison d’astronaute. À celle des blessures habituelles s’était ajoutée la peur des déchirures et de l’asphyxie qui pouvait en résulter. Ce n’était pas sa guerre. Il n’était qu’un pion sur un vaste échiquier. Il en avait pourtant savouré chaque instant. Les tirs, les explosions, le sang qui se confondait avec l’ocre de la poussière qui faisait s’enrayer les armes les plus perfectionnées. Tuer avait été pour lui la source d’incommensurables réjouissances. Il avait poussé le vice jusqu’à briser les visières des casques pour achever les blessés tombés au sol. Officiellement, il avait été tireur d’élite. Spécialiste du meurtre à distance. Mais rien n’égalait le frisson du corps à corps et les mille nuances de l’ultime lueur dans le regard de celui dont on tenait le cœur au bout de son couteau.
Ce fut un frisson de cet ordre qui parcourut son échine lorsqu’il entendit la nuque du flic se briser dans un craquement répugnant après avoir abattu sur son cou la matraque qu’il venait de lui subtiliser après lui avoir fait une clé de bras dont l’autre n’était pas parvenu à se défaire.
Il enfourcha l’hoverbike et en activa le mode aérien. En quarante ans de service, il avait piloté tous les types d’engins. Ses réflexes refirent surface sans se faire attendre. Le médoc ne s’était pas contenté de rajeunir ses membres et ses viscères. Des zones endormies de son cerveau s’étaient réactivées. L’Élixir avait ravivé les couleurs de vieux souvenirs enfouis et fait ressurgir, fraîches comme au premier jour, des connaissances qu’il croyait à jamais effacées de sa mémoire. Il mit le cap sur son immeuble.
Vingt-et-un ans ! songea-t-il tandis que son bolide fusait vers le lointain sommet de la tour la plus proche. À cet âge-là, j’étais à peine entré dans la carrière. Je n’avais même pas encore découvert les bordels des stations orbitales déployées en périphérie des zones de guerre. À moi la baise, les bastons dans les bars en zéro G, l’adrénaline des duels de snipers ! Vivre ! Vivre encore ! Vivre toujours ! Cette fois, je trouverai un moyen de m’enrichir. La prochaine dose, je la paierai de ma poche !
Ra-ta-ta-ta-ta-ta !!!
Ra-ta-ta-ta-ta-ta !!!
Une autre moto volante l’avait pris en chasse. Le flic n’avait pas hésité à ouvrir le feu, en plein jour et dans l’espace public. Il s’était joué d’un Immortel. Tout le monde devait savoir qu’un tel crime entraînait la peine de mort sans procès ni espoir de circonstances atténuantes. Il accéléra et tenta de semer son poursuivant en slalomant entre les files compactes des voies d’altitude.
Toutes ces femmes que j’ai tenues dans mes bras, ces prouesses athlétiques sur les terrains de laserball, cet enfant que je n’ai jamais pris le temps de faire… Je peux tout revivre ! Tout recommencer, en mieux. Comme je les comprends, maintenant, tous ces enfoirés ! Cette ivresse de la jeunesse, ça vous fait oublier tout le reste ! Pourquoi lutter contre eux ? Je suis l’un des leurs désormais !
Ra-ta-ta-ta-ta-ta !!!
Les Forces de Sécurité ne partageaient pas son avis. Il se pencha brusquement sur la droite, maître de sa trajectoire, et contraignit son bolide à effectuer un virage à quatre-vingt-dix degrés à l’angle d’un gratte-ciel aux allures de titanesque miroir prismatique où défilaient nuages et véhicules inversés. Aurélien colla sa moto à la façade et entreprit une ascension en spirale. Les balles déchiquetèrent le verre, mais aucune ne l’atteignit. L’expérience, la vitesse et les risques qu’il prenait lui permirent de dominer le flic qui bientôt abandonna la traque à l’approche du deux-centième étage.
Le vieillard au corps de damoiseau en profita pour plonger en piqué, cramponné à son guidon, avant de redresser son destrier cent niveaux plus bas et de filer jusqu’à son bloc d’habitation sans laisser le loisir aux policiers toujours à sa recherche de reprendre leurs esprits. Il se gara sous la fenêtre de son salon qu’il avait laissée entrouverte. L’avantage d’avoir un appartement à une telle hauteur, c’était l’accès gratuit à l’air frais. Il enjamba le vide pour pénétrer dans son vingt-cinq mètres carrés miteux. Une vie de labeur pour finir dans une cage à lapins.
Avant de refermer la fenêtre, il asséna un coup de matraque sur le tableau de bord de l’hoverbike. Le système antigrav’ n’y résista pas et l’aéronef amorça une chute libre qui ne s’arrêterait qu’au contact du macadam ou d’un autre véhicule.
Son premier réflexe fut d’aller se regarder dans le miroir de la salle de bains.
– Salut, beau gosse ! lança-t-il à son reflet.
Il caressa son front que les rides avaient déserté et passa ses doigts dans sa tignasse régénérée. Ce fut à cet instant qu’elle l’appela.
– Aurèle ? Aurèle, c’est toi ? Je n’ai pas entendu la porte.
Aurélien fut saisi d’effroi. D’un pas craintif, comme s’il n’était pas redevenu un jeune homme, mais un petit garçon, il avança vers la chambre à coucher.
Il y avait une chaise près du lit. Tremblant, il s’assit, sans un mot, sa belle assurance aussi vite perdue que retrouvée.
Elle lui prit la main et la serra de ses doigts fins et sans force. Desséchée, diaphane et édentée, sous ses longs cheveux gris clair, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.
– Cléa… murmura-t-il, les larmes au bord des yeux.
– C’est vraiment toi, mon amour ? dit-elle. Ta peau est différente…
Elle tournait vers lui, en vain, des prunelles rendues blanches et opaques par la cataracte. Aveugle, elle avait encore une bonne audition pour une femme de quatre-vingt-quatorze ans.
– Oui, dit-il simplement, penaud, de peur que sa voix ne trahît l’amère vérité.
– Aurèle, le docteur m’a dit que je ne tiendrais pas deux jours de plus. Le cancer est partout. Mon cœur va lâcher. As-tu réussi ? Est-ce que tu as pu le lui prendre ? Tu avais promis. Je savais que tu en étais capable. Tu as toujours été mon héros.
Il pleurait sans retenue désormais. Que ferait-il des quatre-vingts prochaines années s’il devait les passer sans elle ? Comment avait-il pu oublier ? Était-ce dû à la sénilité ou bien était-ce là la manifestation d’un mal plus profond ?
– Je reviens tout de suite, ma chérie.
Ile retourna dans la salle de bains se planter devant la glace.
– Bâtard ! cracha-t-il entre ses dents.
Puis il tourna la tête vers le salon voisin et considéra la fenêtre par laquelle il était entré.
Dans deux jours.