Interview recueillie le 3 août 2024

J’ai récemment rédigé un article sur l’excellent jeu d’enquête The Operator (voir article ici), du studio français Bureau 81. Son développeur, Bastien Giafferi, a accepté de répondre à mes questions. Bonne lecture !


Bastien Giafferi

Bonjour Bastien, merci beaucoup d’avoir accepté cette interview. Félicitations pour le succès que rencontre The Operator. Tout d’abord, pourrais-tu te présenter et me parler un peu de ton parcours universitaire et professionnel ? D’où vient le nom de ton studio, Bureau 81 ? Qu’est-ce qui t’a amené à prendre la décision de le créer et de te lancer dans le jeu vidéo indépendant ? S’agissait-il d’un projet annexe, sur lequel tu travaillais sur ton temps libre, ou était-ce devenu ton activité à plein temps depuis déjà un moment ?

Bonjour ! Je m’appelle Bastien Giafferi. J’ai fait un DUT informatique, puis une licence informatique et enfin j’ai rejoint le Master JMIN à l’Enjmin. J’ai ensuite fait mon stage de fin d’année à Digixart et je suis resté après en tant que développeur principal. J’ai travaillé notamment sur 11-11: Memories Retold et Road 96. Pour le nom de Bureau 81, cette information est malheureusement confidentielle. Ha, ha ! Plus sérieusement, je tiens à garder cette information secrète pour le moment, ça aura peut-être son importance plus tard… J’avais depuis longtemps le projet de faire un jeu tout seul, mais je sentais qu’il me fallait plus d’expérience professionnelle avant de me lancer. C’est pour ça que j’ai décidé de rester quatre ans à Digixart. Après avoir accumulé deux ans de chômage, j’ai décidé de créer mon entreprise et de me lancer dans le projet de mes rêves. Car oui, tout le monde ne le sait pas, mais le chômage n’aide pas seulement à retrouver un travail, mais également à créer et à reprendre une entreprise.

Dans The Operator, le gameplay consiste essentiellement à interagir avec un écran d’ordinateur logé dans notre propre écran d’ordinateur. C’était un pari audacieux (et qui fonctionne !). Qu’est-ce qui t’a poussé à choisir une telle interface ? Comment qualifierais-tu le genre auquel appartient le jeu ? Il ne s’agit pas vraiment d’un jeu d’aventure, car l’ensemble est assez linéaire (ce n’est pas une critique). Peut-être parlera-t-on bientôt de The-Operator-like ?…

À la base, c’est plus une contrainte qu’un choix dans le sens où, comme j’étais tout seul, il fallait que je fasse un jeu autour de mes forces. Clairement, je ne suis pas très bon en 2D ni en 3D, mais les interfaces, je maîtrise un peu. C’est donc naturellement que je me suis orienté vers ce type de jeu, d’autant que je suis ultra fan de jeux comme Her Story par exemple. Pour le genre du jeu, je dirais que c’est un mélange entre un jeu d’enquête narratif et un puzzle-game. Car pour moi, les deux piliers du jeu, c’est d’un côté la narration et de l’autre l’aspect puzzle avec les enquêtes.

N’importe quel joueur et fan de séries de plus de trente ans (ce qui est mon cas) aura tout de suite relevé les références à X-Files, série phare des années 90 (le FDI / FBI, le superviseur Skinner, le complot, les extraterrestres…). Est-ce une série qui t’a profondément marqué ? Est-ce également pour cette raison que tu as choisi de placer l’action en 1992 ?

Oui, en fait c’est justement en regardant un épisode de X-Files que j’ai eu l’idée de faire ce jeu ! Donc forcément j’ai voulu faire une sorte d’hommage à cette série. Pour l’action en 92, c’est en partie pour ça, mais également parce que c’était plus facile de justifier qu’on n’ait pas de navigateur Internet, que les agents aient besoin de nous, que les smartphones et la technologies ne soient pas omniprésents ou encore que les caméras de surveillance soient d’une mauvaise qualité.

J’ai cru relever quelques références à des jeux du passé. L’ordinateur Esper de Blade Runner (le point-and-click) ou encore le jeu Spycraft (1996) qui ressemble un peu à The Operator. Est-ce le cas ? En tant que joueur, quels sont les jeux qui t’ont le plus marqué ? À quoi joues-tu en 2024 ?

On m’a pas mal parlé de Spycraft, mais en fait je l’ai découvert a posteriori. Mes références, c’est surtout Her Story et Return of the Obra Dinn. Après, en vieux jeu qui m’ont influencé, il y a un peu le jeu X-Files en FMV sur PS1 et PC. Il y a beaucoup de jeux qui m’ont marqué, et je ne vais pas citer les jeux dont j’ai déjà parlé avant comme Her Story ou Return of the Obra Dinn, mais si je devais faire une sélection, je dirais qu’il y a Tales of Symphonia qui est le premier vrai jeu auquel j’ai joué avec des plot twists, en tout cas dans mes souvenirs. Sinon, je citerais aussi The Witcher 3, notamment pour l’écriture qui est vraiment incroyable. Et après je joue vraiment à tous les types de jeux. Par exemple en ce moment je joue à Elden Ring et en parallèle (incroyable) je refais Final Fantasy Tactics Advance sur Game Boy Advance.

D’un point de vue artistique, j’ai trouvé l’écriture de ton jeu particulièrement remarquable, avec de vraies qualités littéraires. Quel a été ton rôle lors de la conception de The Operator ? Étais-tu aux manettes dans tous les domaines (écriture, graphismes, programmation) ou as-tu collaboré avec d’autres artistes ?

Merci ! J’étais aux manettes dans tous les domaines sauf le sound design et la musique où j’ai des amis (respectivement Maxime Touchon et Alexandre Guerrin) qui ont rejoint le projet. J’ai également engagé Ian Reiley qui était notamment writer sur Road 96, afin de m’aider à améliorer les dialogues. Il y a aussi Antoine Cebrant qui s’est occupé des cinématiques.

Le voice-acting est l’un des points forts de The Operator et contribue grandement à créer une ambiance crédible et immersive. Dès qu’un personnage prend la parole, on se croirait à Washington, dans les bureaux du FBI. Qui s’est chargé de l’écriture des dialogues en anglais et du recrutement des acteurs ? Est-ce indienova, la structure indiquée comme co-éditrice du jeu à tes côtés sur Steam ?

C’est moi qui ai écrit la première version des dialogues en anglais. Ensuite, avec Ian, on a réécrit les dialogues pour les améliorer. Pour les acteurs, je suis passé par voices.com. C’est un site très pratique qui met en relation des voice actors et des entreprises ou des particuliers. Le principe est vraiment simple : on va mettre un petit bout de script et les acteurs vont faire des sortes d’auditions. Ensuite, on peut regarder (écouter) tous les acteurs qui ont postulé et faire notre sélection. Le rôle d’indienova, c’est surtout de nous aider pour la Chine, Hong Kong et Taïwan.

La fin de The Operator est assez ouverte et suggère que des mystères restent à éclaircir. Cela signifie-t-il qu’un DLC est en préparation ? As-tu déjà, en outre, d’autres projets de jeux en tête ?

Je ne peux pas trop parler de la fin du jeu, mais il se pourrait que certaines personnes aient découvert des choses en rapport avec la scène post-crédits… Quant à l’avenir, si les ventes et les critiques Steam continuent en ce sens, j’aimerais bien faire une suite. L’histoire est prévue pour, en tout cas. Mais avant ça, j’aimerais bien faire un plus petit jeu pour recharger les batteries. Et prendre des vacances !

Enfin, j’aimerais avoir ton avis sur l’état de l’industrie. Les jeux dits indépendants ont énormément de succès (sur PC du moins) et c’est là que les joueurs chevronnés, comme moi, qui se sont quelque peu lassés de jouer à des triple-A souvent sans âme, arrivent à dénicher de nouvelles pépites et de nouveaux gameplays. L’avantage aussi, quand on est pécéiste, c’est de pouvoir trouver dans ce domaine des jeux à la fois courts, qui ne nécessitent pas qu’on leur consacre 250 heures, et peu gourmands, qui n’obligent pas les joueurs à posséder un PC de la NASA. Originalité de l’histoire et du gameplay, format raisonnable, tant en durée qu’en puissance de calcul requise, est-ce là l’avenir du jeu vidéo selon toi ? Par ailleurs, que penses-tu de l’utilisation de plus en plus répandue de l’IA dans le domaine de la création artistique ? Cela va-t-il devenir incontournable, même si cela risque de mettre sur la touche nombre d’artistes travaillant, notamment, dans le secteur du jeu vidéo (écriture, voice-acting, création d’assets…) ?

En ce moment, c’est très compliqué pour l’industrie. Entre les licenciements, les fermetures de studio, les éditeurs qui sont de plus en plus frileux à prendre le moindre risque, les différentes crises mondiales qui sont en cours… C’est vraiment difficile. Je n’irai pas jusqu’à dire que tous les AAA sont lisses et sans âmes, mais avec les coûts de production qui explosent, il faut forcément pouvoir toucher le plus grand nombre de joueurs possible pour être rentable. C’est pour ça je pense que les jeux vidéo indépendants arrivent à tirer leur épingle du jeu. C’est beaucoup plus simple de prendre des risques et de proposer quelque chose de novateur pour les jeux indépendants que pour les gros studios. Quant au sujet de l’IA, je pense que globalement ça va faire baisser la barrière technique pour créer des jeux, ce qui est une bonne chose. Les outils IA actuels posent des questions éthiques, notamment sur la manière dont elles sont entraînées. C’est d’ailleurs ce qui fait que je n’ai pas laissé d’assets faits par IA dans le jeu, alors que j’en ai utilisé pas mal en placeholder pendant le développement. Mais en tant que petit créateur indépendant, c’est un outil vraiment formidable qui me permettrait de faire des choses dont je serais incapable autrement. Je ne suis pas sûr qu’à terme ça remplacera les artistes. Pour moi, la plus-value d’un artiste, c’est sa vision créative. Pas l’aspect “technique”. J’imagine bien un futur où les (certains ?) artistes vont utiliser des outils IA pour gagner du temps et se concentrer sur l’essentiel de leurs œuvres.

Merci beaucoup pour ton temps, Bastien, et pour tous ces éclairages. Je te souhaite un bel été et de beaux succès présents et à venir !


Florian Baude (Des Clics & des Lettres)

Laisser un commentaire