Interview recueillie le 23 décembre 2024
Dans cette nouvelle interview sur DCDL, Blaž Urban Gracar et Ferran Ruiz Sala, développeurs du brillant puzzle game LOK Digital (voir article ici) nous parlent de la création du jeu et de l’alliance fructueuse de leurs studios indés respectifs Letibus Design et Icedrop Games. Bonne lecture !
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Salut Blaž, salut Ferran, merci beaucoup d’avoir accepté de réponre à quelques questions. J’ai adoré LOK Digital et j’aimerais en savoir un peu plus sur vous, sur le jeu et sur l’histoire de sa création. Tout d’abord, d’après ce que j’ai cru comprendre, le jeu a été créé par seulement deux développeurs. Pouvez-vous vous présenter et me dire comment vous en êtes venus à travailler ensemble sur ce projet ? D’autres artistes vous ont-ils aidés (pour composer la musique, apr exemple) ? Comment avez-vous été repérés par votre éditeur Draknek & Friends ?
Ferran : Salut! Je m’appelle Ferran Ruiz Sala et je suis de Barcelone. En ligne, je suis plus connu sous le pseudo “Raindrinker”. J’ai découvert LOK sur Internet et le jeu m’a tout de suite séduit. J’ai créé le prototype d’une version numérique et j’ai un envoyé un message à Blaž pour lui proposer una adaptation en jeu vidéo afin que LOK puisse atteindre plus de joueurs. Je me suis chargé de tout l’aspect programmation du projet. Blaž est l’archétype du créateur touche-à-tout hyper prolifique (musique, dessin, design des énigmes), ce qui fait que nous n’avons pas eu besoin de beaucoup d’autres collaborateurs. L’un de mes amis, qui a bossé sur d’autres projets d’Icedrop Games (Arseny), nous a un peu aidés à mieux maîtriser les outils liés aux effets visuels.
Blaž : Salut, je m’appelle Blaž Urban Gracar. Je suis un artiste pluridisciplinaire et je viens de Slovénie. J’ai tendance à rester enfermé dans ma propre bulle créative, sans aucun collaborateur, mais quand Ferran m’a contacté, son prototype m’a tellement impressionné que j’ai décidé de sortir de ma zone de confort. Deux ans plus tard, je ne regrette pas du tout d’avoir fait ce choix. Ferran s’est parfaitement approprié le système de jeu du livre et l’a élevé à un tout autre niveau. Alan, de Draknek & Friends, m’a également contacté par le biais de Ferran. Ils se sont eux-mêmes rencontrés en ligne, sur un site communautaire consacré aux puzzle games.
Au départ, LOK a été conçu comme une série d’énigmes à résoudre sur papier, crayon à papier et gomme en main. Quelles sont les principales différences, l’interactivité mise à part, entre la version physique et la version digitale du jeu ?
Blaž : L’interactivité, c’est vraiment la différence majeure. Le livre original a été conçu pour que les joueurs découvrent les mécaniques tout en jouant. Presqu’aucune règle n’est expliquée dans le livre. Les joueurs comprennent seuls le système grâce à des exemples, des déductions et il y a une sorte de magie qui s’opère quand toutes les connexions se font dans leur esprit par la seule observation de la composition des casse-têtes qui se trouvent devant eux.
Ferran : Dans la version digitale, tu peux te contenter de cliquer sur des trucs au hasard et de regarder si le jeu accepte ta tentative ou non. Ce qui a des avantages et des inconvénients, le principal avantage étant que la version digitale propose des animations très sympas ! Il y a aussi plus d’énigmes – des nouvelles – dans la version digitale, et des extensions qui ne sont disponibles que dans la version numérique. Comme ça, même les gens qui ont déjà joué à la version papier peuvent trouver leur compte dans son pendant vidéoludique.
Combien de temps a duré le développement entre le moment où vous vous êtes rencontrés et le jour où le jeu est sorti sur Steam ? On peut lire sur le site de votre éditeur que vous ne vous êtes pour l’heure jamais rencontrés en personne. Comment êtes-vous parvenus à travailler sur le jeu à distance ? Cela vous a-t-il demandé beaucoup d’efforts de coordination ?
Blaž : Il nous a fallu à peu près deux ans de travail dans des conditions très confortables ! Je crois que nous aimons tous deux travailler à peu près de la même façon : par courtes sessions de boulot très intense, entrecoupées de périodes de calmes. Ainsi, nous avons trouvé notre rythme de croisière, avec moi qui produisais les assets graphiques tandis que Ferran, de son côté, codait et implémentait mes créations. Ensemble, lors de nos sessions communes, on brainstormait, ce qui donnait naissance à de nouvelles idées d’énigmes et de dessins que je concevais dans la foulée, et ainsi de suite.
Ferran : En ce qui me concerne, toute cette période de développement s’est déroulée dans d’excellentes conditions. Travailler sur un jeu dont tous les principes ont déjà été finalisés et testés, tout en bénéficiant de l’aide directe de l’auteur qui a conçu la version originale, c’est très confortable ! J’ai l’habitude de travailler à distance avec les gens, que ce soit dans des jams ou sur des projets de plus grande ampleur, et deux c’est la taille parfaite pour une équipe ! À la fin du projet, durant la phase de post-production, quand toute la partie design était déjà bouclée et qu’il n’y avait plus qu’à gérer les détails techniques, ça s’est avéré un peu plus compliqué et nous aurions dû nous coordonner un peu mieux.
Les puzzle games, aussi ingénieux soient-ils, constituent un genre de niche. Gagnez-vous tous les deux votre vie grâce à vos jeux ou travaillez-vous de façon plus classique en parallèle ? Quels ont été vos parcours professionnels ? Qu’avez-vous étudié après le lycée ?
Ferran : Oui… LOK Digital est un petit projet avec un budget très bas et peu de bouches à nourrir, mais malgré tout il est très difficile de faire carrière dans notre domaine. Pour mettre du beurre dans les épinards, je donne quelques cours de programmation JV et de pixel art (et j’aime beaucoup ça). Je ne laisse pas tomber pour autant ! J’ai pour objectif de rendre viable ma carrière naissante de développeur de jeux vidéo, que ce soit avec des puzzle games ou d’autres genres. Si ma situation financière devient trop tendue, je pourrai toujours bosser pour d’autres, donner plus de cours ou retourner faire du développement web.
Blaž : J’ai eu de la chance en ce qui concerne la version papier de
LOK Digital est sorti, mais vous continuez à publier quotidiennement de nouvelles énigmes pour satisfaire les appétits insatiables des joueurs qui recherchent toujours plus de challenges à relever. Comment cela fonctionne-t-il ? Avez-vous des tonnes de puzzles en réserve ou en créez-vous trois nouveaux chaque jour ?
Ferran : Oh, je suis très content que nous ayons réussi à te convaincre que ces énigmes quotidiennes étaient faites à la main ! Je n’étais pas sûr de réussir à construire un générateur automatique qui serait capable de produire des énigmes à la fois résolubles et ayant l’air d’avoir été créées par une personne, mais je suis parvenu je ne sais comment à écrire les lignes de code nécessaires et ça a fonctionné. Voilà, maintenant ça marche tout seul et LOK pond de nouvelles énigmes à l’infini ! Il ne s’agit pas d’une sorte d’IA élaborée. C’est juste moi qui me suis demandé comment un humain fait pour créer pas à pas un casse-tête et qui ai transformé le tout en lignes de code, un peu bancales mais fonctionnelles.
Concernant l’élaboration des énigmes en elles-mêmes, existe-t-il une méthode mathématique pour les concevoir ou bien adoptez-vous plutôt une méthode empirique faite d’essais successifs ?Chaque casse-tête est-il pensé pour être résolu d’une manière bien précise, unique (je me souviens d’en avoir résolu quelques-uns en suivant un chemin différent de celui suggéré par le système d’indices), ou encouragez-vous plutôt le joueur à se montrer créatif ?
Blaž : Il n’y avait pas de méthode mathématique dans mon approche. L’idée était plutôt de trouver à chaque fois un bon concept et de construire l’énigme autour de ce dernier. Si je me contentais de balancer quelques mots-clés sur la page, l’énigme ne serait pas claire et il n’y aurait pas de communication entre le joueur et moi. Je me suis évertué à inclure systématiquement une petite épiphanie dans chaque séquence. Ferran a également créé quelques énigmes pour la version digitale et il a adopté la même approche. Quant à l’unicité des solutions, non, malheureusement, LOK en tant que système de jeu est assez souple. Si tu as par exemple trois LOK dans une énigme, il est difficile de te forcer à choisir l’un d’eux avant les autres. Alors je me suis fait une raison et j’ai accepté le côté imparfait des cheminements menant aux résolutions. Tant que l’épiphanie a bien lieu, la multiplicité des solutions ne me pose pas vraiment de souci.
Si LOK Digital est un excellent jeu, c’est surtout parce qu’il est très bien équilibré. Il propose au joueur un niveau de challenge idéal. Il n’est jamais trop facile et ne propose pas non plus de murs de difficulté décourageant. Le système d’indices est d’une grande aide tout en ne rendant pas les énigmes triviales. Avez-vous vécu cet ajout comme un sacrifice ou était-il tout simplement nécessaire ? Pensez-vous que le jeu aurait pu être trop frustrant sans ces coups de pouce offerts au joueur ? Avez-vous écarté des énigmes que vous aviez créées mais jugées trop complexes ?
Ferran : Le système d’indices a été ajouté sur le tard, sur les conseils de Draknek & Friends, et il me semble que nous n’étions d’abord pas convaincus de leur nécessité, ni de la forme à leur donner, mais leur implémentation fait finalement sens et a rendu le jeu moins âpre pour beaucoup de joueurs. Les gens apprécient qu’on leur fournisse juste une petite aide et pas carrément la réponse, même si pour les énigmes les plus ardues cela n’est peut-être pas toujours suffisant (enfin bon, elles son censées être dures !).
Les puzzle games sont de toute évidence votre marotte à tous les deux. Pourquoi ce genre en particulier ? À quels jeux jouiez-vous étant plus jeunes ? Quels sont les titres qui vous ont le plus influencés ? Si vous avez toujours le temps de jouer, quels sont les jeux qui vous ont particulièrement plu ces dernières années ?
Blaž : J’en suis venu au genre du puzzle game en commençant par développer des jeux de société. Après un nombre important de prototypes de jeux de plateaux ratés du fait du déséquilibre de leurs composantes et de leur trop grande complexité, la première idée qui ait vraiment fait sens, c’était une idée qui fonctionnerait plutôt dans le cadre d’un livre d’énigmes, comme ceux où l’on trouve des grilles de Sudoku et qu’on peut acheter dans les aéroports. Après avoir tenté quelques premières créations de ce style, je suis tombé amoureux du genre et c’est là que je me sens le plus à l’aise. Enfant, j’avais un faible pour les jeux de plateformes, mais plus récemment j’ai particulièrement aimé Can of Wormholes, Celeste, Hollow Knight, Stephen’s Sausage Roll et Hyper Light Drifter.
Ferran : J’ai appris le développement dans des game jams. Quand tu es obligé de faire un jeu de faible envergure, avec un côté minimaliste, si le joueur est sous pression niveau limite de temps, alors c’est un jeu d’arcade qu’il faut faire. Sinon, c’est un puzzle game. J’aime l’aspect conversationnel très propre que ce genre permet d’établir entre le jeu et le joueur et la façon dont on peut savoir très précisément ce que le joueur est susceptible de penser afin de jouer avec ses attentes.
L’industrie du jeu vidéo traverse actuellement une crise profonde liée à plusieurs facteurs. En êtes-vous victime vous aussi ? L’utilisation de l’IA, par exemple, génère beaucoup de remous. Quelle est votre position sur la question ? Utilisez-vous des outils liés à l’IA pour créer vos jeux ou rejetez-vous ces technologies ?
Ferran : Je suis connu pour être un fervent détracteur des IA génératives. Même le fait d’ajouter des énigmes à l’infini à l’aide d’un générateur dans LOK Digital (bien que nous n’ayons pas utilisé de technologie générative sophistiquée de type LLM) était au départ un peu contraire à l’esprit de LOK. Ces générateurs sont très doués pour générer une sorte de bouillie sans âme. Juste « du contenu ». J’ai vraiment adoré LOK parce que le jeu me faisait l’effet d’une réaction contre tout ça. Une expérience très soignée, spécifique, élégante et inattendue. L’IA moderne est une technologie fascinante et si nous ne vivions pas dans un enfer capitaliste où on vole le travail des artistes et où l’on menace de leur retirer le pain de la bouche, je la respecterais beaucoup plus. Si je continue à créer des jeux, en solo ou au sein de petits studios, je mettrai toujours au premier plan l’aspect artisanal de mes productions, conçues avec amour, en y mettant beaucoup de moi-même. Rien à voir avec ce qu’on obtient en faisant usage d’une grosse boîte noire automatisée crachant des contenus sans aucune saveur.
Blaž : Oui, j’ai trouvé très déstabilisant le fait que cette technologie ait tout de suite été utilisée pour court-circuiter le travail des artistes et faire en sorte que toutes les productions utilisant l’IA se ressemblent. Je sais bien que c’est ça l’avenir et je suis impatient de découvrir tous les trucs extraordinaires qui seront produits grâce à l’IA dans le domaine scientifique, mais pour l’instant j’espère juste que les problèmes liés aux droits d’auteur seront rapidement résolus, dans l’intérêt des artistes, ce qui ne semble pas du tout gagné pour le moment.
LOK Digital semble être un jeu achevé. Je trouve que sa longueur est idéale. Malgré tout, prévoyez-vous d’ajouter de nouveaux niveaux au jeu dans un avenir proche ? Allez-vous continuer à proposer des énigmes quotidiennes ? Avez-vous d’autres projets en cours, ensemble ou séparément ? Pensez-vous un jour explorer d’autres genres vidéoludiques ?
Ferran : Les puzzles quotidiens ne s’arrêteront jamais ! Je ne crois pas qu’on ait envie de faire vivre LOK Digital davantage que cela. C’est une expérience très fermée. Peut-être ? Nous avons tous les deux des projets, chacun de notre côté (je travaille sur un roguelike orienté action baptisé 1 Billion Spells) et nous avons commencé à brasser quelques idées autour desquelles bosser ensemble à l’avenir.
Blaž : Oui, on prévoit de débuter un nouveau projet digital ensemble en 2025. J’ai aussi deux projets physiques en cours (Herd et Workworkwork), tous les deux quasiment achevés et prêts à être envoyés à l’impression durant le premier semestre 2025.
Merci beaucoup pour votre temps et de nous avoir offert cet extraordinaire puzzle game !
Florian Baude (Des Clics & des Lettres)
LOK DIGITAL (article sur le jeu)