Interview recueillie le 10 décembre 2024
Dans cette nouvelle interview sur DCDL, Doriane Randria, alias Blibloop, co-développeuse du charmant jeu de gestion de quartier Minami Lane (voir article ici) aux côtés de son compagnon Doot, évoque son parcours, les origines du jeu et nous parle de sa vision du jeu vidéo. Bonne lecture !
Salut Blibloop, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions ! Je viens de terminer Minami Lane, j’ai adoré le titre et j’aimerais que tu nous parles du studio que ton partenaire Doot et toi avez créé et de la genèse du jeu.
Tout d’abord, peux-tu te présenter ? Vous avez développé Minami Lane à deux. Comment vous êtes-vous réparti les tâches ? Êtes-vous en couple Doot et toi ? Si oui, est-il difficile de concilier vie perso et vie créative ? Avez-vous collaboré avec d’autres artistes durant la période de développement du jeu ?
Bonjour, moi c’est Blibloop et avec Doot nous avons créé Minami Lane, une petite expérience cozy de gestion de rue. Fun facts : je m’appelle Doriane, Doot s’appelle Dorian et nous sommes en couple ! Le jeu était censé être une petite pause de trois mois, qui s’est transformée en six mois de développement, plus six mois de soutien jusqu’à sa sortie sur Switch.
J’étais chargée de la direction artistique et des graphismes, tandis que Doot était à la programmation et à la gestion de projet. Quant au game design et à la communication, c’était un effort commun. Nous avons aussi fait appel à Zakku, le troisième membre de l’équipe, pour le sound design et les musiques. Enfin, nous avons collaboré avec le curateur de jeux cozy Wholesome Games, qui nous a grandement aidés sur notre visibilité.
Faire un jeu en couple, c’est compliqué, autant pour garder une relation saine que pour conserver une vie perso épanouie. Nous avions mis en place tout un tas de process et règles pour éviter de détériorer notre couple : une définition approfondie de nos objectifs personnels en début de projet, un meeting tous les matins pour clarifier comment on se sent et ce qu’on compte faire dans la journée et beaucoup de communication en continu pour s’assurer s’être bien compris et éviter les non-dits. Nous nous efforcions de ne pas trop parler du jeu en dehors des horaires de travail, mais c’était quasi impossible alors nous avions une seule règle stricte : ne pas en parler du tout le dimanche. Ça donnait des situations assez comiques où nous voulions VRAIMENT parler de Minami Lane mais restions complètement silencieux pour respecter la règle…
Quels ont été vos parcours professionnels et universitaires respectifs ? Avez-vous encore besoin de travailler en parallèle de manière plus classique ou parvenez-vous déjà à vivre du développement en indépendants ?
Avant cela, nous étions dans des domaines très différents. J’ai fait du marketing et lui des statistiques à l’université, puis nous avons travaillé tous les deux dans les équipes d’analyse de marché et d’analyse consommateurs d’Ubisoft. Nous sommes partis à un an d’intervalle pour poursuivre une reconversion en tant qu’indépendants. Moi dans l’illustration, lui dans le game dev.
J’ai développé une petite boutique en ligne qui tourne bien, où je vends mes créations. Je l’ai mise en pause pour développer Minami Lane. Comme notre temps de développement était assez court, j’avais assez de ressources pour pouvoir avancer sur le jeu sans travailler à côté. Je me gardais seulement un jour par semaine au début pour préparer de nouvelles choses dans ma boutique et m’assurer un petit revenu. Quant à Doot, il touchait le chômage les mois sans revenus, ce qui lui a permis d’être serein financièrement pendant cette période.
L’autofinancement, c’est vraiment l’idéal pour nous, car chercher un éditeur en ces temps de crise est très difficile et se solde bien trop souvent par un échec. En plus, ça nous a laissé beaucoup de liberté créative et plus de temps pour bosser sur le jeu plutôt que de remplir des dossiers ou de créer une vertical slice pour convaincre des investisseurs.
Minami Lane est un jeu très chill, accueillant et plutôt ramassé, à la DA apaisante. Pour moi, il dure pile la bonne longueur. J’en suis sorti en me disant que j’aurais bien aimé arpenter l’avenue un peu plus longtemps (ce qui est mieux que de se sentir soulagé de voir enfin le bout de l’expérience !). D’où vous est venue l’idée du jeu ? À quel genre appartient-il selon vous ?
Le jeu est un mélange entre mes aspirations désordonnées et l’envie d’offrir une expérience succincte de Doot. J’avais en tête de créer un petit monde en vue isométrique qui grouillait d’activité, mais mes idées étaient trop ambitieuses et sans mécaniques bien définies. Doot a permis de recadrer le pitch et de réduire le scope du jeu.
À force d’allers-retours, nous nous sommes arrêtés sur de la gestion de rue, qui nous semblait être une idée claire, différenciante et concise. Le genre est à la croisée du city-builder, du light management et du cozy. C’est un mélange de genres qui nous sont chers et qui nous a permis d’offrir une expérience relaxante et courte.
Le jeu propose de nombreuses références à la culture japonaise (sa cuisine, son architecture, ses petits monstres mignons). Pourquoi avoir choisi ce contexte et pas une ambiance parisienne, londonienne ou new-yorkaise par exemple ? Le terme « Minami » a-t-il une signification particulière ?
Comme pas mal de monde, nous avons un affect particulier pour la culture japonaise, que ce soit à travers les jeux, certains médias ou la cuisine, et Minami Lane reflète cela. Le truc, c’est que nous ne sommes pas du tout des experts du Japon, alors nous avons n’avons pas voulu faire une reproduction parfaite d’une ville japonaise, mais plutôt insuffler différentes influences nippones et occidentales mélangées.
Le titre Minami Lane en est d’ailleurs le parfait exemple : « Minami » est un terme assez commun au Japon, qui signifie « Sud » mais est aussi un prénom féminin. Il est également facile à prononcer dans d’autres langues, notamment en anglais, alors nous sommes partis là-dessus. « Lane » étant un terme anglais, il ancre le titre dans un contexte plus occidental.
Nous avons tout de même vérifié tout le jeu avec une connaissance japonaise pour s’assurer que nous n’avions pas été inappropriés ou trop maladroits. Parfois, on voit des jeux japonais qui tentent de dépeindre la France d’une manière un peu cliché mais rigolote et toujours bienveillante, et on se dit qu’un japonais qui voit Minami Lane doit se dire un peu la même chose !
Quels sont les jeux auxquels tu jouais étant plus jeune ? Quels sont les titres qui t’ont le plus influencée ? Si tu as toujours le temps de jouer, à quoi joues-tu et quels sont les jeux qui t’ont le plus marquée en 2024 ?
Étant plus jeune, j’ai beaucoup joué à des jeux de – surprise, surprise – city-building et stratégie comme Pharaoh, Heroes of Might and Magic ou encore Age of Mythology. Ça a évidemment eu un gros impact sur mon appréciation des jeux du même genre et la création de Minami Lane. J’ai également été très marquée par la franchise The Legend of Zelda, surtout l’incroyable Ocarina of Time qui est encore une grosse référence pour moi, notamment pour son univers que je trouve fascinant.
Aujourd’hui, je joue encore à Zelda évidemment. Je viens de finir Echoes of Wisdom qui était excellent ! Hormis cela, je préfère jouer à des plus petits jeux, que je trouve davantage vecteurs d’émotions et de créativité. Parmi mes jeux joués cette année, j’ai beaucoup aimé SUMMERHOUSE, Travellers Rest et Dave the Diver, encore des jeux de construction et de gestion !
Le secteur du jeu vidéo traverse depuis quelques mois une nouvelle crise. Quelle est ton opinion à ce sujet ? Les jeux indés tels que le tien, cozy, d’envergure raisonnable tant en termes de temps de production que de durée de vie pour les joueurs, sont-ils l’avenir du jeu vidéo ? La course au photoréalisme et à la démesure des AAA est-elle vaine ? Que penses-tu de l’utilisation galopante et très décriée de l’IA dans le domaine de la création artistique ? Doot et toi vous servez-vous de tels outils ?
De ce que j’ai pu lire ou voir sur le sujet, la crise du secteur du jeu vidéo n’est pas vraiment le reflet d’une mauvaise santé de l’industrie – les ventes au global restent très bonnes – et il ne faut pas oublier que le jeu vidéo est un marché colossal qui surpasse l’industrie du cinéma et de la musique combinés. Plutôt, j’y vois un enchaînement de mauvaises décisions court-termistes pendant les quatre dernières années de la part des décisionnaires et un affolement un peu absurde des investisseurs quand l’après-Covid a ralenti (de manière assez logique) la croissance du secteur.
Du côté des indépendants, les petits jeux autofinancés peuvent être une solution à l’heure où les éditeurs sont très frileux à donner des fonds. Dans tous les cas, créer un jeu vidéo reste une entreprise très incertaine dans laquelle les chances de réussir sont maigres, donc ce n’est pas la solution miracle pour survivre dans le jeu vidéo indépendant.
Je ne pense pas qu’une offre unique de petits jeux soit l’avenir, mais c’est selon moi une bonne façon de contrebalancer l’offre actuelle qui tend à vouloir indéfiniment étendre la durée de vie d’un jeu vidéo, avec les « service games » et attentes grandissantes qu’un jeu doit forcément être mis à jour en contenu régulièrement après sa sortie. J’espère vraiment qu’à l’avenir des expériences courtes, « fait main », pourront parler autant voire plus aux joueurs, ne serait-ce que parce qu’ils souhaitent une pause entre deux plus gros jeux.
Pour être honnête, je ne pensais pas être autant séduit par la proposition de Minami Lane (les jeux casu et les simulations de vie ne captent d’ordinaire guère mon attention) et j’ai pourtant eu un vrai coup de cœur. Du coup, j’en voudrais plus et je compte bien suivre de près l’activité de votre duo d’artistes ! Travaillez-vous actuellement sur un nouveau projet ? Envisagez-vous d’ajouter de nouveaux contenus à Minami Lane (de nouveaux bâtiments, voire une nouvelle rue avec une autre ambiance culturelle) ?
Merci pour ces gentils mots ! De mon côté, je suis repartie sur ma boutique (voir site officiel) pour le moment, mais je n’exclus pas de refaire un jeu à l’avenir, de préférence avec Doot. Lui est reparti sur un nouveau projet qu’il développe en solo, un petit jeu de capture et combat d’insectes qui s’appelle Kabuto Park.
Nous avons décidé de ne pas rajouter de contenu sur Minami Lane malgré le succès et la demande de beaucoup de joueurs. Notre envie était de faire un jeu concis et fini, puis de passer à autre chose. La meilleure façon de garder notre motivation à créer, c’était de conclure ce chapitre !
Merci à toi, Doriane, pour ce passionnant échange et à une prochaine fois !
Florian Baude (Des Clics & des Lettres)
MINAMI LANE (article sur le jeu)