Interview recueillie le 9 août 2024
Dans cette nouvelle interview sur DCDL, José María Meléndez, du studio Postmodern Adventures, installé à Barcelone, et principal auteur de ses jeux, a accepté de répondre à mes questions et de nous parler de la genèse d’An English Haunting (voir article ici), un passionnant jeu d’aventure de type point-and-clik dont l’action se déroule à Londres, au cœur de l’époque edouardienne. Bonne lecture !
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Bonjour José, merci infiniment d’avoir accepté cette interview. An English Haunting est un incroyable jeu d’aventure. J’ai pris beaucoup de plaisir à le parcourir de bout en bout et j’aimerais te poser quelques questions au sujet du processus créatif ayant mené à ce résultat et que tu nous expliques en quelques mots quelle est la philosophie que tu appliques au travail que tu produis dans ton studio, Postmodern Adventures. D’abord, j’aimerais en savoir plus sur ce dernier. De combien de personnes se compose-t-il ? Tu sembles être le principal auteur d’An English Haunting. Est-ce le cas ou bien as-tu collaboré avec d’autres artistes ? Quels étaient leurs rôles ? La création de jeux vidéo est-elle ton activité principale ? Cela a-t-il toujours été le cas ?
Salut Florian ! Merci beaucoup de ton intérêt ! En effet, je me suis chargé d’à peu près tout : les graphismes, l’histoire, le puzzle design, les effets sonores… Il n’y a que pour la musique que je me suis fait aider par de talentueux musiciens tels que Stefano Rossi et Rubén Giménez en ce qui concerne Nightmare Frames ou Matías Olmedo pour An English Haunting. Je me suis également fait aider par des amis développeurs, dont Laura Haunt (de Dead Idle Games) ou Rubén López (d’Aruma Studios), sur des sujets techniques, lorsque certains aspects du moteur Adventure Game Studio me dépassaient. Emilio Almirón (de Chenke Games) a créé les modèles pour les cycles de marche des personnages et quelques animations complémentaires. Celle d’Arthur Conan Doyle en train d’escalader le mur du Blackstone Asylum est de lui, par exemple. Je me sens à l’aise dans tous les secteurs de la création vidéoludique, mais j’apprécie aussi les phases de collaboration avec ces amis dont je suis proche. Sans leur aide, mes jeux n’auraient pas le même éclat.
Je ne gagne pas ma vie grâce à mes jeux. Ce serait génial, pourtant ! Mon vrai travail est d’une tout autre nature. Postmodern Adventures est pour moi un hobby. Un hobby qui heureusement commence à pas mal porter ses fruits. J’aimerais vraiment pouvoir m’y consacrer à plein temps un jour. Comparé à mon boulot actuel, faire des jeux, c’est un peu comme prendre des vacances.
Sur la page Steam du jeu, à côté de Postmodern Adventures, apparaît une autre entité éditoriale appelée enComplot. Qui sont-ils et dans quelle mesure se sont-ils impliqués dans la création d’An English Haunting ?
enComplot, ce sont mes potes Javier Cadenas et Paco García. Ils sont en train de développer un jeu d’aventure très prometteur qui s’appelle The Season of the Warlock. On se connaît depuis plus de vingt ans, depuis l’époque où on écrivait tous les trois pour le site consacré aux point-and-clik Aventura y Cía. Ils ont toujours participé à la création de mes jeux d’une façon ou d’une autre. Paco, par exemple, se charge des couvertures de mes jeux depuis Urban Witch Story et il a dessiné tous les portraits de Nightmare Frames, remplaçant ceux que j’avais faits en pixel art un mois avant la sortie du jeu en un temps record parce qu’il était persuadé que le jeu y gagnerait (et ce fut le cas). Javier s’occupe de tout ce qui est lié à Steam, des traductions, de la relecture de l’espagnol et il est toujours là pour résoudre tous les petits problèmes qui peuvent survenir en cours de développement. L’aide et le soutien que j’ai toujours reçu de leur part sont si importants que j’ai décidé d’ajouter leurs noms au mien à la liste des éditeurs d’An English Haunting. Ce que j’aurais dû faire beaucoup plus tôt, car sans eux, peut-être que Postmodern Adventures n’existerait pas ou que ce serait quelque chose de totalement différent.
Le pixel art et l’écriture d’An English Haunting sont particulièrement impressionnants. Tu sembles être un fin connaisseur de la période édouardienne au Royaume-Uni et, notamment, de sa littérature. Durant mes dix heures de jeu, j’ai vraiment eu l’impression de vivre moi-même en 1907 et tu m’as donné envie de découvrir de nombreux romans d’horreur ou de fantastique que je n’ai jamais lus. Pourquoi as-tu choisi de raconter une histoire se déroulant durant cette époque très spécifique de l’Histoire ? Cela a-t-il nécessité beaucoup de recherches ? Avais-tu lu auparavant tous les romans que tu cites dans le jeu ?
Quelques mois avant le lancement de Nightmare Frames, je ne savais pas trop quel allait être mon prochain projet. J’avais bien plusieurs idées, mais aucune ne me convainquait vraiment. Un jour, en parcourant ma bibliothèque à la recherche du prochain livre que j’allais lire, je suis tombé sur un recueil de récits horrifiques d’Arthur Conan Doyle et je me suis souvenu de ses liens avec le thème du spiritisme du début du XXème siècle. Je me suis imaginé les membres de l’élite de l’époque qui participaient à toutes ces séances occultes. Ces scientifiques célèbres, aussi, qui enquêtaient sur les phénomènes étranges. Le sujet me semblait si intéressant à explorer que dix minutes à peine m’ont suffi à avoir toute la trame du jeu en tête. Je connaissais déjà les œuvres de M. R. James, de Bram Stoker, de Lovecraft (même si c’est un auteur d’une période un peu plus tardive, An English Haunting lui doit beaucoup) ou de Sheridan Le Fanu. Mais j’éi décidé de me plonger aussi dans les livres d’auteurs que je ne connaissais pas du tout, comme Algernon Blackwood, Arthur Machen et les histoires horrifiques de Conan Doyle, entre autres, pour mieux capter l’essence de l’époque et des récits d’épouvante que l’on écrivait alors. Ce que j’ai trouvé dans leurs histoires m’a fasciné. Ce sont des textes qui, même cent ans plus tard, demeurent pertinents aujourd’hui et parviennent encore à captiver le lecteur. La Maison Vide, d’Algernon Blackwood, est l’une des meilleures histoires de maison hantée que j’aie jamais lues. Son ambiance oppressante et les événements dérangeants qui y sont décrits m’ont beaucoup aidé à écrire la dernière partie du jeu. Je peux également mentionner plusieurs nouvelles qui m’ont beaucoup marqué, comme L’Horreur des Altitudes de Conan Doyle. C’est moderne, envoûtant, avec un siècle d’avance par rapport à ce qui est raconté par Jordan Peele dans son film Nope. J’ai dévoré d’une traite Le Grand Dieu Pan d’Arthur Machen et j’ai englouti tout ce que je n’avais pas lu de M. R. James. La découverte de tout ce pan de la littérature a été pour moi une révélation. J’en suis devenu un fan inconditionnel et je lis encore d’autres auteurs de cette époque. Comme je l’ai dit un peu avant, je pense que ce sont des récits qui sont toujours à même de séduire des lecteurs d’aujourd’hui.
Les point-and-click posent souvent le même problème : le joueur finit par aller consulter une soluce pour savoir ce qu’il a loupé et cesser de tourner en rond. Le backtracking incessant finit par être ennuyeux. Ce n’est jamais le cas dans An English Haunting. J’ai dû aller voir un walkthrough juste une fois, mais c’était simplement parce que j’étais pressé de découvrir la suite de l’histoire. Comment as-tu fait pour produire un jeu d’aventure si bien rythmé et si savamment équilibré ? Est-ce quelque chose qui se construit au fur et à mesure et peut se casser la figure à tout moment ou bien avais-tu prévu toute l’architecture du jeu longtemps en avance ?
Je n’ai pas pour habitude de structurer mes jeux trop tôt dans le processus créatif. J’ai un squelette en tête qui m’indique en gros ce qui va se passer dans le jeu et comment ça va se passer. Mais je conçois les scènes et les énigmes au fur et à mesure. Donc si tu as aimé le design du jeu, ça veut dire que cette façon de travailler fonctionne. Ou bien que j’ai eu beaucoup de chance ! Quoi qu’il en soit, j’ai joué à des jeux d’aventure toute ma vie et je sais ce à quoi je veux que mes jeux ressemblent. Je sais ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas. Je pense que ça aide aussi.
En tant qu’auteur et parfois traducteur indépendant, j’ai été émerveillé par la qualité de la traduction anglaise. Est-elle de toi ou bien le jeu a-t-il d’abord été écrit en espagnol avant d’être traduit par un professionnel ? Une traduction en français est-elle en cours de réalisation ?
Merci beaucoup ! À l’origine, le jeu a été écrit en espagnol, puis il a été traduit en anglais par Emilio Almirón. Ensuite, Jack Allin (d’Adventure Game Hotspot) s’est chargé de la relecture. Donc tout le mérite leur revient. Quant à d’autres traductions éventuelles, malheureusement ce ne sera pas possible et le jeu restera disponible en anglais et en espagnol exclusivement. Une traduction professionnelle coûte cher et on parle d’un jeu à petit budget. C’est pour cette raison que certains jeux d’aventure créés par des développeurs non anglophones ne sont traduits qu’en anglais. Nous aimerions rendre nos jeux disponibles dans le plus de langues possible, mais, encore une fois, c’est une question de budget.
Tu es de toute évidence très attaché aux mécaniques des point-and-clik à l’ancienne. Peux-tu nous parler un peu de ton parcours de gamer ? Quels sont les jeux qui t’ont le plus influencé et à quels jeux, parmi les sorties récentes, as-tu le plus aimé jouer ?
J’étais un grand fan de fiction interactive dans les années 80, même si je dois avouer ne pas avoir réellement vécu ce qu’on appelle l’Âge d’Or des Jeux d’Aventure. Adolescent, j’ai eu l’occasion de jouer à des point-and-clik tels que Leisure Suit Larry and the Land of the Lounge Lizards ou Indiana Jones and the Fate of Atlantis sur l’ordinateur d’un ami, mais ce n’est qu’à la fin des année 90 que j’ai vraiment découvert le genre. Juste au moment où cet Âge d’Or touchait à sa fin ! Contrairement à nombre de développeurs, LucasArts est l’éditeur qui m’a le moins influencé en matière de design de jeux d’aventure. Je me sentais plus proche de Sierra, même si leurs designs n’étaient pas aussi béton. Leisure Suit Larry 3 ou Gabriel Knight 3 m’ont appris bien plus que l’ensemble des productions de LucasArts, même si j’aime beaucoup leurs jeux. Des titres plus obscurs complètent mon paysage vidéoludique, comme Dark Seed II ou Harvester, qui sont loin d’être parfaits. Mais leur atmosphère et la partie exploration de ces jeux ont toujours été pour moi des modèles que j’ai tenté de reproduire. Nightmare Frames porte d’ailleurs des traces manifestes de l’influence de ces deux jeux.
Je pourrais rallonger la liste, avec The Will of Arthur Flabbington, The Excavation of Hob’s Barrow, Shards of God, Stranger in Utopia… J’aurais besoin de plus de place pour tous les nommer. Je suis sur le point de terminer Twilight Oracle, du studio Cosmic Void, et j’attends avec impatience la sortie de leur prochain jeu, Devil’s Hideout. On vit un nouvel âge d’or du jeu d’aventure. Tous les ans paraissent des titres merveilleux qui sont de grandes sources d’inspiration.
J’ai interviewé il y a peu Alexis Corominas, l’un des développeurs d’Arise: A Simple Story, également basé à Barcelone. Il m’a expliqué qu’en Espagne il y avait surtout des petits studios qui produisent des jeux indés et que ces derniers mois avaient été très difficiles pour tout le monde du fait de la crise globale que traverse le secteur du jeu vidéo. Que penses-tu de cette déclaration ? Qu’en est-il pour Postmodern Adventures ? Communiquez-vous beaucoup entre studios espagnols pour tenter, disons, d’unir vos forces ? Les jeux indépendants sont-ils devenus une sorte de nouveau standard en raison de leur coût de production beaucoup plus bas que celui des AAA mainstream dont beaucoup de joueurs (comme moi) se sont quelque peu lassés ?
Je ne sais pas si je fais partie de cette industrie, mais je me sens en tout cas à l’écart dans la mesure où je suis juste un gars qui développe des jeux quand le boulot et la vie de famille le lui permettent. La plupart des amis développeurs avec qui je suis en contact vivent des situations similaires. Ce n’est pas leur job à temps plein et les jeux qu’ils créent ne leur apportent que peu de revenus (même si ça aide !). Nos rapports sont très cordiaux. On se montre les progrès qu’on fait dans nos jeux respectifs, on partage des idées, on s’aide à améliorer des énigmes ou des graphismes, tout cela en apportant des critiques constructives. On traite les jeux des autres comme si c’était les nôtres, ce pourquoi il est extrêmement satisfaisant de voir les projets d’un ami développeur aboutir. J’ignore si l’un quelconque d’entre nous ira loin dans le business du jeu vidéo. Mais j’aime évoluer au niveau où je me trouve actuellement et je crois que telle est ma place.
En tant qu’auteur indé, je crains fort que l’utilisation de plus en plus répandue de l’IA dans le domaine de la création artistique ne finisse par étouffer la créativité humaine et par détruire de nombreux emplois (scénariste, graphiste…). Quel est ton avis à ce sujet ? T’es-tu servi d’outils liés à l’IA pour t’aider lors de certaines étapes de la création d’An English Haunting ? Ne peut-on tout simplement plus s’en passer à l’heure actuelle ?
Je partage ton pessimisme au sujet de l’IA et de son impact au niveau artistique. En théorie, c’est un outil susceptible de nous aider en nous épargnant des tâches répétitives ou ennuyeuses. Par exemple, j’étais il y a peu en train de rédiger l’un des scénarios de mon prochain jeu. La scène se passait en extérieur et des voitures des années 30 défilaient au premier plan. J’ai dû en dessiner six modèles différents pour insuffler un peu de variété à l’ensemble. C’est dans ces moments-là que j’aimerais pouvoir utiliser un outil auquel je pourrais dire « fais-moi vingt modèles de voitures en pixel art en respectant mon style de dessin ». Une fois qu’on aura résolu les dilemmes concernant les données sur lesquelles s’appuie l’IA pour créer, je pense que son utilisation pourra bénéficier aux artistes, dans le sens où elle les aidera à optimiser leur temps. On le sait tous, toute technologie peut être bonne ou mauvaise en fonction de l’usage que l’on en fait. On se retrouve face à une technologie dont on ne connaît toujours pas la finalité. Pour le moment, ce que l’on en voit est plutôt décourageant, en particulier pour les artistes. Mais puisqu’il va bien falloir apprendre à vivre avec l’IA, je me contente d’espérer qu’elle sera plus bénéfique que délétère. Oh, et tout ce que tu vois, lis et entends dans An English Haunting a été fait par un être humain.
Pour finir, José, pourrais-tu nous présenter tes autres jeux ? Je veux dire ceux que tu as créés avant An English Haunting. D’autres projets sont-ils déjà dans les tuyaux ?
En 2020, quand j’ai créé Postmodern Adventures, j’ai publié trois jeux : Urban Witch Story, Dead Dimension et Billy Masters Was Right. Ils sont tous gratuits et disponibles en téléchargement sur ma page itch.io. Urban Witch Story est un thriller d’enquête faisant la part belle au paranormal où l’on suit un petit groupe de policiers lors des émeutes qui ont eu lieu à Los Angeles en 1992. Je voulais imiter le style graphique des premiers jeux d’aventure de Sierra Online, comme Police Quest et Gold Rush. Comme je croyais alors que ce serait mon premier et dernier jeu, j’y ai mis tout mon cœur et tout ce que je savais. Dead Dimension, c’était mon second jeu. C’est un point-and-click expérimental de petite envergure. C’est le seul de mes jeux qui n’a pas été traduit en anglais et je crois qu’il restera ainsi. Quelques semaines plus tard, j’ai sorti Billy Masters Was Right, une aventure très courte que j’ai programmée durant le confinement de 2020, avec pour seule intention de voir si j’étais capable de créer un point-and-click en un mois. Le jeu est finalement devenu le titre préféré de mes fans et celui grâce auquel beaucoup de joueurs ont découvert Postmodern Adventures.
Après ces trois jeux gratuits, j’ai voulu monter le niveau d’un cran et produire mon premier jeu commercial: Nightmare Frames. Le jeu est fondé sur une idée que j’avais déjà en tête longtemps avant de créer le studio. Ça a très bien marché, le public a apprécié et le jeu a remporté plusieurs prix. En ce moment, je suis en train de développer un nouveau jeu d’aventure reposant sur les travaux d’H. P. Lovecraft. Ce ne sera pas une adaptation de ses histoires, mais il présentera des situations, des lieux et des personnages que les amateurs de Lovecraft reconnaîtront. Je le vois comme une suite spirituelle de mon premier jeu, Urban Witch Story, et, pour te le décrire d’une manière indirecte, je dirais que c’est le film L’Arme Fatale transposé dans la ville d’Arkham.
Merci beaucoup, José, de m’avoir offert un peu de ton temps et de nous avoir apporté ces éclairages passionnants ! ¡Enhorabuena!
Florian Baude (Des Clics & des Lettres)
AN ENGLISH HAUNTING (article sur le jeu)