Interview recueillie le 17 septembre 2024
Dès lors qu’on se passionne pour un domaine culturel, on ne peut plus se contenter d’en dévorer les œuvres à la chaîne. On désire aller plus loin, compléter nos expériences à l’aide d’analyses réalisées par des experts et augmenter nos chances de mettre la main sur des pépites méconnues grâce aux conseils avisés d’autres passionnés, certains devenus professionnels dans le domaine. Magazines, articles en ligne, vidéos YouTube et podcasts sont nos principales sources d’information. Je vous propose aujourd’hui une interview réalisée par mes soins de l’un de mes podcasteurs vidéoludiques favoris, Patrick Beja, dont les émissions hebdomadaires Le rendez-vous Tech et surtout Le rendez-vous Jeux accompagnent nombre de mes trajets automobiles.
Salut Patrick, merci d’avoir accepté cette interview. Tu es l’un des podcasteurs jeu vidéo que j’écoute le plus régulièrement. J’aimerais te poser quelques questions afin de découvrir les arcanes de ton métier. Nous nous concentrerons en particulier sur Le rendez-vous Jeux, l’un de tes deux podcasts. Mais commençons par le commencement. Tu as me semble-t-il exercé d’autres professions avant de te lancer dans l’aventure. Pourrais-tu retracer ton parcours en quelques mots et m’expliquer comment tu en es venu à faire des podcasts de façon professionnelle ?
Bien sûr ! Avant les podcasts, j’ai fait beaucoup de choses : agent de hotline informatique, prof de français au Japon (j’en ai profité pour faire de la pige pour des magazines de jeu vidéo et j’ai rencontré plein de développeurs japonais, c’était cool), producteur et assistant réalisateur dans la pub et le ciné / télé, responsable relation presse dans le jeu vidéo… Et enfin podcasteur ! Ce dernier métier, c’est mon coup de foudre professionnel. J’ai voulu en faire mon activité avant que ça ne soit envisageable… J’ai commencé à écouter des podcasts en 2006 parce que je voulais mettre quelque chose d’autre que de la musique sur mon iPod Mini et j’avais entendu parler des podcasts. J’ai cherché « tech » et « World of Warcraft » sur iTunes et j’ai adoré ce que j’ai trouvé. Tellement que j’ai acheté des micros et une table de mixage quelques mois plus tard pour m’y mettre moi-même alors que je n’avais aucune idée de comment ça marchait. Je ne me suis jamais arrêté depuis.
Tu évoques souvent dans tes émissions le fait que tu as deux enfants en bas âge et qu’il t’est parfois difficile de travailler depuis chez toi. Comment organises-tu tes semaines entre écriture de tes émissions, gestion des invités, enregistrements, montage, temps de jeu (il faut bien jouer aux jeux pour pouvoir en parler !) et vie de famille ?
C’est super compliqué !! Je suis obligé d’optimiser à fond et de « prioritiser » ce que je peux et dois faire. Et parfois ça veut dire ne pas jouer, parce qu’organiser le podcast (ou répondre à des questions d’interview… 😀 ou faire de l’administratif pour la comptabilité par exemple) ne peut pas être repoussé. Mais j’ai l’avantage de traiter plus de l’actu (la force de l’émission est plutôt l’analyse) que des jeux et d’avoir des invités talentueux qui savent bien parler des jeux aussi…
D’un point de vue purement économique, parviens-tu à tirer un revenu raisonnable de ton activité ? L’argent vient-il uniquement de tes abonnés ou parviens-tu à compléter avec des sponsos occasionnelles ? Les éditeurs t’envoient-ils parfois des clés afin que tu puisses tester leurs jeux ou dois-tu tout acheter ?
Oui, j’en tire un revenu qui me permet totalement de vivre. Le soutien des « patréotes » en est la majeure partie, mais j’ai aussi un peu de revenu pub, qui est plus fluctuant. Par contre je n’ai aucune relation avec les éditeurs (ou les constructeurs dans le domaine de la tech), donc j’achète moi-même tous les jeux et matériels dont je parle (allez, à deux ou trois exceptions près en 15 ans, et quand c’est le cas j’en informe bien sûr les auditeurs).
De quelles sources extrais-tu les informations que tu choisis de relayer dans tes podcasts ? Tu as dû te constituer, au fil des années, un réseau tentaculaire. Te reposes-tu beaucoup sur tes contacts pour être sûr de toujours disposer des dernières infos importantes ?
J’ai pas mal de sources d’infos oui, mais peu de personnes ou de contacts ! Je me base simplement sur les informations disponibles publiquement 99% du temps. Je pense que mes analyses (bonnes ou mauvaises) viennent surtout de ma maitrise du domaine, de ma connaissance de l’industrie et de son fonctionnement, ainsi que de mon historique dans l’univers du jeu vidéo. Et aussi de beaucoup de temps passé à m’informer et à essayer de comprendre : sites Web, podcasts, vidéos YouTube… Ça représente une grosse partie de mes journées et j’essaye toujours d’avoir plusieurs sources et plusieurs angles sur un même sujet pour pouvoir former ma propre opinion en sachant un minimum de quoi je parle. C’est toujours important, mais c’est encore plus le cas quand je couvre des sujets que je ne maîtrisais pas tant que ça à l’origine. Ça arrive plus dans Le rendez-vous Tech que dans Le rendez-vous Jeux, mais ça peut être le cas pour les deux.
Parlons un peu de ta communauté. À combien estimes-tu ton nombre moyen d’auditeurs ? Évolue-t-il de manière satisfaisante ? Quelle est grosso modo la proportion d’auditeurs abonnés ou donateurs ponctuels ?
Difficile à dire. Entre 10 000 et 50 000 je dirais, et ça n’évolue pas énormément (il y a des gens qui arrêtent d’écouter et des nouveaux qui arrivent, mais je crois que ça s’équilibre). Les podcasts, contrairement aux vidéo YouTube par exemple, sont très difficiles à « découvrir » (ce qui a un bon et un mauvais côté). Et les abonnés payants, c’est une petite partie de ça : une poignée de pourcents.
Sans te demander trop de détails, ni de te positionner, que penses-tu de l’engagement politique de plus en plus marqué dont font montre les journalistes et podcasteurs jeu vidéo français ? J’ai l’impression qu’il n’y a plus beaucoup de place pour la nuance dans le secteur, avec des commentateurs souvent très à gauche et une partie importante de la communauté des joueurs plutôt très à droite, ce qui est la cause de beaucoup de frictions. Ne gagnerait-on pas à faire preuve de plus de mesure dans les analyses (ce que tu fais la plupart du temps) ? Les opinions politiques marquées n’ont-elles pas pris trop de place, générant des débats frisant parfois l’hystérie ? Et si l’on revenait au plaisir simple de jouer et au bonheur de goûter au souffle épique véhiculé par la plupart des productions vidéoludiques ?
Si tu écoutes mes émissions, tu sais que je prône la mesure ! Et elle manque effectivement de plus en plus, j’ai l’impression (et pas que dans les podcasts). Je ne pense pas qu’il soit néfaste de parler de ses positions politiques. Ce qui pose problème, c’est le fait de ne pas accepter que d’autres personnes puissent en avoir une autre. Je crois que l’un des effets pervers du Net est la binarisation du discours politique (tu es soit avec nous, soit contre nous) et c’est un vrai problème pour la démocratie.
Que penses-tu de l’état actuel de l’industrie ? Les licenciements se multiplient, beaucoup de salariés sont en souffrance et les méthodes de production sont en perpétuel changement. Perso, en tant que joueur chevronné, je trouve aujourd’hui davantage mon compte dans le domaine de l’indé. Je me suis lassé des AAA à rallonge, génériques, aux gameplays déjà vus cent fois et qui nous obligent à sans arrêt acheter de nouveaux PC, dans une course à la puissance qui ne semble jamais vouloir se finir. Quel est ton avis sur la question ? L’industrie devrait-elle s’orienter vers des productions plus audacieuses, mais de dimensions plus modestes ? A-t-on vraiment besoin de jeux en 4K à 120 FPS agrémentés de ray tracing à l’heure où l’on s’inquiète plus que jamais de l’avenir de la planète ?
Je pense que l’industrie est plus riche qu’elle ne l’a jamais été et qu’il y a de la place pour tout le monde. Avoir de bons jeux indés ne veut pas dire ne plus avoir de AAA, on l’a vu à de nombreuses reprises ces dernières années. Il y a des jeux de tous types, pour tous types de publics, et pour tous types d’humeurs du moment. Donc non, je ne pense pas du tout qu’on devrait arrêter de faire des AAA ou des jeux en 4K 120 FPS et je ne comprends pas ceux qui disent qu’on ne devrait plus en faire. Nous n’avons jamais eu tant de richesse dans le jeu vidéo, des blockbusters aux jeux services en passant par les jeux indés qui, oui, sont meilleurs et plus nombreux que jamais. Pourquoi diable devrait-on gâcher le plaisir de ceux qui aiment un gros shooter cinématique à 100 millions de dollars simplement parce que nous on aime le simulateur de barista où on discute avec des animaux anthropomorphes déprimés ? Est-ce que le fait que Kévin joue à Apex Legends gâche le plaisir de Florian qui passe son temps sur Celeste et Spelunky ?…
Quant à l’idée que les jeux en 4K menacent l’avenir de la planète, je crois que c’est le genre d’hyperbole qui ne sert ni le jeu vidéo, ni la planète. Si on veut parler de ce sujet, on peut, mais il faudra peut-être commencer par les smartphones qu’on renouvelle tous les deux ans alors que l’ancien pourrait durer le double.
Enfin, pour les licenciements, c’est évidemment une période exceptionnelle pour notre industrie et j’espère que chaque personne licenciée retombera sur ses pattes (surtout aux États-Unis où ils ont si peu de protections sociales). Mais si je me fais l’avocat du diable (ma spécialité) et que j’essaye de regarder les choses objectivement, je dois aussi avouer que je ne partage pas la vision catastrophiste de certains de mes confrères et consœurs. En effet, je pense que le problème de l’industrie est plus contextuel que structurel (on est, 1), dans une période post investissement Covid où il faut être sage et, 2), à la fin d’une période de croissance de 40 ans, plutôt que dans une période de crise profonde) et que le média en lui-même, en tant qu’art, produit les meilleures créations de son histoire. Donc, pour la création, je ne suis pas inquiet et, pour l’industrie, les chiffres que j’ai trouvés semblent indiquer que même dans les années les plus « noires » en termes de licenciements, nous restons à des taux de licenciements « normaux » et dans la moyenne du reste des secteurs (moins de 5% par an). Je ne jurerais pas de ces chiffres, mais j’en parle depuis un moment et personne n’est encore venu me dire que je me trompais. Donc, oui, chaque licenciement est tragique pour les humains derrière, et il ne faut pas diminuer cette difficulté, mais, non, l’industrie n’est pas dans une spirale infernale et dramatique et il faudrait sans doute (tiens, tiens…) un peu plus de mesure dans nos analyses.
Au sujet de l’IA, l’un des thèmes que tu abordes souvent dans tes podcasts, considères-tu qu’il s’agit d’une menace ou d’une bénédiction ? Beaucoup d’artistes (auteurs, graphistes…) et de traducteurs se sentent menacés à court ou moyen terme. Jouerais-tu, par exemple, à un jeu dont les assets et les dialogues auraient été en grande partie générés par IA ?
Comme tous les outils et les technologies majeurs, l’IA va transformer beaucoup de choses et il y aura des gains massifs et des problèmes d’ampleur posés à ceux dont le domaine est impacté. Ç’a été le cas dans toutes l’histoire de l’humanité (protéger le travail de l’industrie équestre n’était pas une bonne raison de mettre un holà au développement de l’automobile) et je pense que ce sera encore le cas ici. Quant à l’exemple du jeu que tu donnes, je dirais qu’on a tendance à voir un jeu dont les acteurs ou illustrateurs auraient été remplacés par de l’IA. Ça existera peut-être, mais il y a aura aussi sans doute beaucoup de productions qui n’auraient pas pu se payer des acteurs ou des illustrateurs et qui réussiront à agrémenter leur jeu de ces éléments grâce à l’IA. Ou encore des jeux qui feront des choses qui auraient été totalement impossibles, quel que soit le budget, grâce à l’IA. Donc est-ce que je jouerais à un jeu dont les dialogues auraient été générés par IA ? Si le jeu est bon, je pense que oui.
Sur un ton plus léger, pourrais-tu nous parler un peu de ta vie de gamer ? Quels sont les titres qui t’ont le plus marqué dans ta jeunesse ? Comme ça, au débotté, quel est ton top 5 vidéoludique ? Quel est ton coup de cœur de la saison 2023 – 2024 ? Es-tu plutôt console ou PC ?
Pfiou, ça remonte ! Ma première console était une Atari VCS 2600, mais la console qui m’a le plus marqué est sans doute la Super Nintendo. Je l’avais acheté en import du Japon et on jouait à Street Fighter II toute la nuit pendant des mois. Sans doute le titre de ma jeunesse. Mais il y en aurait tellement !! Mon top 5 sans trop réfléchir… World of Warcraft, The Last of Us, Overwatch, Destiny, Super Mario World. Vraiment à la louche. Mon coup de coeur 2023-2024 ? On va dire Cocoon. Un petit délice indé. Et je suis autant console que PC. 🙂
Pour conclure, quelle est ta roadmap professionnelle pour les années à venir ? Penses-tu poursuivre Le rendez-vous Jeux et Le rendez-vous Tech sous leur forme actuelle ou envisages-tu des évolutions ? Je suppose que tu espères que ton modèle économique restera viable pendant encore longtemps, mais si tu te retrouvais contraint de changer d’activité, au moins en partie, vers quel secteur te tournerais-tu ?
Podcasts forever !! J’ai toujours mille idées et mille choses que je veux faire, mais j’espère pouvoir continuer au moins Le rendez-vous Tech et Le rendez-vous Jeux pendant longtemps. Et si je devais faire un autre métier, je pense que je continuerais les podcasts tout de même, sous une forme ou une autre. Quant au domaine vers lequel je me tournerais, ça serait sans doute dans le jeu vidéo, ou au pire la tech. Mais qui sait, j’ai fait beaucoup de choses dans ma vie, alors je ne sais pas où la suite pourrait me mener !
Merci beaucoup, Patrick, pour ton temps et pour la joie que tu parviens à me transmettre chaque semaine lors de mes longs trajets en voiture ! Prends soin de toi !
Florian Baude (Des Clics & des Lettres)
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