Interview recueillie le 11 juillet 2024
Dans cette nouvelle interview sur DCDL, Alexis Corominas, game director chez Piccolo Studio et auteur d’Arise: A Simple Story (voir article ici), un platformer 3D onirique de toute beauté, a eu la gentillesse d’accepter de répondre à quelques questions. Bonne lecture !
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Bonjour Alexis, merci d’avoir accepté cette interview. Tout d’abord, j’aimerais que vous nous parliez un peu de l’équipe qui compose Piccolo Studio. Vous expliquez sur le site du jeu qu’elle est constituée d’artistes qui travaillent ensemble depuis plus de vingt ans. Cela s’applique-t-il à tous les membres du studio ou avez-vous accueilli parmi vous de nouveaux et aussi de plus jeunes artistes au fil des ans ? Si l’on se concentre spécifiquement sur Arise, avez-vous également eu recours à des intervenants extérieurs ? Pour la musique, par exemple, qui est l’un des points forts du jeu ?
Salut Florian ! Concernant l’équipe, enfin les membres fondateurs, nous travaillons ensemble depuis 25 ans, mais ç’a n’a pas toujours été dans le jeu vidéo. Nous avons bossé pendant longtemps dans le secteur de la publicité. Nous nous sommes rencontrés, les deux autres fondateurs et moi, en l’an 2000, dans une agence de pub où l’on travaillait à l’international. On créait des expériences interactives et multimédias pour des grandes marques comme Audi, BMW, Nike, Coca-Cola et d’autres. C’était marrant. Mais au bout d’un moment on s’est lassé. On a fait une sorte de crise de la quarantaine, si l’on peut dire. Alors on a décidé de changer d’activité et de passer à la création de jeux vidéo. Pour réaliser notre rêve de gosses. Voilà en gros ce qu’on s’est dit: quitte à se planter, autant se planter en faisant quelque chose qui nous passionnait.
Alors avec cette vision en tête, on a contacté quelques vétérans de l’industrie vidéoludique espagnole, qui est un petit monde, et on a eu la chance de réussir à en convaincre quelques-uns. Ils ont rejoint le studio en 2016. On s’est mis à bosser sur Arise, sur le scénario du jeu et sur les premiers prototypes. Puis il nous a fallu une année entière pour trouver un éditeur intéressé par le financement du jeu. C’était une période très compliquée pour nous. C’est tellement difficile de démarrer dans cette industrie, surtout si l’on recherche des financements, parce que les éditeurs, même si l’équipe qu’on avait montée était expérimentée et comprenait des vétérans de l’industrie espagnole, se montrent toujours un peu, disons, frileux quand les fondateurs ne sont pas eux si expérimentés que ça. Mais nous avons réussi et travaillons avec certains des meilleurs éléments du milieu. Par exemple, notre directeur artistique, José Luis Vaello, le créateur du jeu RiME, aussi directeur artistique de Castlevania: Lords of Shadow. C’était un AAA publié par Konami en 2010. Je veux dire que nous avons des gens dans l’équipe qui sont depuis longtemps dans l’industrie. Et j’ajouterai que le noyau dur du studio est aujourd’hui constitué de la dizaine de développeurs que nous avons réunis à l’époque pour travailler sur Arise. La plupart d’entre eux – presque tous – sont toujours là huit ans plus tard. C’est quelque chose de vraiment important à nos yeux. De pérenniser l’équipe. Du moins son noyau dur. On se connaît si bien et depuis si longtemps… Mais parfois il faut quand même faire appel à des talents extérieurs.
Pour Arise, nous avons travaillé avec le compositeur David García, qui avait déjà collaboré auparavant avec certaines des personnes que nous avions recrutées. Ils avaient bossé ensemble sur RiME et sur d’autres jeux. Tout le monde dans le studio nous disait que ce gars était un génie. Alors on l’a contacté. Il travaillait alors chez Ninja Theory, qui développait Hellblade. Le premier. On lui a pitché le jeu et, comme il était à la fois talentueux, fou et un génie, il a accepté de bosser sur Arise les soirs et les week-ends, affirmant qu’il adorait le concept. On sent cet amour dans le jeu, car la musique joue un rôle fondamental dans l’expérience. Nous avons même conçu de nombreux lieux de notre univers en tenant compte du fait que la musique y tiendrait une place centrale. Le design était censé servir de socle à la bande-son. Et il a fait le taf. David a vraiment fait le taf. Je crois que la musique constitue au moins la moitié de ce qui fait la qualité du jeu. Toutes ces émotions qu’il est parvenu à stimuler grâce à sa musique… C’est juste incroyable. Il a fait un boulot formidable. Je reste persuadé qu’il s’agit avant tout de mon jeu. Mais je crois que c’est l’une des meilleures OST qu’il m’ait été donné d’entendre dans un jeu vidéo.
Quelles ont été les grandes étapes de la création d’Arise ? Comment les principales idées ont-elles émergé ? Pourquoi avoir choisi cet univers nordique, notamment, et pas un univers ibérique ?
Si vous avez vu Là-Haut, ce film de Pixar où un vieillard grincheux accroche plein de ballons sur sa maison, il y a au début une courte séquence – un flashback – qui résume la vie du couple formé par ce vieil homme et son épouse. Ça ne dure qu’une minute et demie, mais c’est extraordinaire. Ça raconte une histoire d’amour du début à la fin, d’accord ? Eh bien, nous avons voulu reprendre ce concept, le transformer en jeu vidéo et l’étirer sur trois, quatre ou cinq heures, avec des paysages oniriques et tout ça. Voilà d’où vient l’idée de base. La manipulation du temps est venue plus tard, car nous jouions, vous voyez, avec les souvenirs, les reminiscences et le fait de se rappeler le passé et une vie passée.
À un moment donné, nous avons décidé que l’action devait se dérouler dans un contexte préhistorique, si l’on peut dire. Parce qu’on ne voulait pas, comme il s’agissait d’évoquer des souvenirs, que ces derniers se passent dans une usine, ou derrière le volant d’une voiture ou qu’un personnage y utilise des technologies modernes. On voulait complètement exclure la technologie du projet, car alors seulement on pourrait se concentrer sur les émotions et aussi utiliser la nature comme langage. Car il n’y a pas de mots dans le jeu. On y utilise la musique, la nature et toute une palette de couleurs pour construire des paysages génerateurs d’émotions. Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit d’un univers nordique et, oui, c’est l’impression que ça donne, mais en fait ce n’est pas très important. À nos yeux, je veux dire, car nous ne faisons aucune référence à des mythes nordiques ou des trucs comme ça. On ne fait qu’exploiter l’image d’un type, disons des années 2000 avant Jésus Christ, qui vit dans les montagnes. L’important pour nous, c’était que ce soit un personnage costaud, stoïque, habitué aux grands froids et à survivre avec de maigres moyens. En outre, il y a aussi ce dessin animé japonais des années 70 intitulé Heidi. Dans ce dernier, il y a un personnage qui est le grand-père d’Heidi. C’est en fait de lui que nous nous sommes inspirés pour définir le comportement de notre personnages et sa personnalité. Quelqu’un vers qui l’on se tourne pour qu’il nous protège. Quelqu’un qui est là pour toi. Un homme au tempérament solide et qui ne se laisse pas facilement abattre.
Arise: A Simple Story est un jeu de plateformes 3D, mais il présente également de nombreux points communs avec le genre du walking sim, le tout agrémenté de puzzles. Ce qui est une très bonne chose, car l’histoire et les émotions qu’elle véhicule sont au cœur de l’expérience. Selon vous, son créateur, à quel genre Arise appartient-il ? Comment décririez-vous son style graphique ?
C’est difficile à dire, parce que certains pensent que c’est un walking simulator tandis que d’autres disent que c’est plutôt un jeu de plateformes et d’autres encore que c’est un puzzle-game. Honnêtement, ça nous est égal. On s’en fiche. On voulait juste créer une expérience. Une expérience émotionnelle. Et pour nous c’est un peu comme si le jeu était une chanson ou un film ou un opéra avec son propre rythme et nous voulions que le gameplay s’accorde avec cela. Et oui, bien sûr que nous avons ajouté de la plateforme puisqu’on voulait jouer avec le temps. Les défis à surmonter devaient donc nécessairement tourner autour d’objets mouvants, car les objets bougent avec le passage du temps, vous voyez ? Ainsi, toutes les pièces se sont assemblées de manière très naturelle.
Pour ce qui est du style artistique, on voulait créer un monde avec un style low poly, mais pas du low poly à la mode, si je puis dire. On voulait un style avec lequel le joueur ne serait pas trop familiarisé. Un style à la fois identifiable et original. Avec nos palettes de couleurs et la direction artistique globale des décors et des personnages, même si elle est simple, on voulait créer notre propre identité et ne pas ressembler aux centaines d’autres jeux qui utilisent le low poly. Je crois que nous avons réussi, car dans le jeu, de par la façon dont nous utilisons la caméra, votre personnage n’apparaît souvent que comme un petit point au cœur de la scène en cours. L’important, c’est l’environnement, et nous avons investi beaucoup d’énergie dans le composition plutôt que dans les détails. C’est pour cela que nous avons utilisé une caméra fixe. Pour pouvoir travailler sur la composition. Un arbre incliné ici, un autre arbre là, des volumes très, très, très simples, mais le tout assemblé de façon à créer en permanence à l’écran de véritables petits tableaux.
Quelques années après avoir fait Arise, vous avez sorti un second jeu intitulé After Us. J’ai beaucoup apprécié jouer au premier. Si je testais le second, serais-je en terrain connu ou bien les mécaniques et la philosophie du jeu sont-elles totalement différentes ?
En terrain connu si vous jouez à After Us ? Non, pas du tout. Nous avons opté pour quelque chose de complètement différent. C’est de la plateforme, de la 3D, de la caméra libre et c’est un jeu très sombre. Un jeu oppressant. Pour certains joueurs, il l’est même trop, car nous y portons un jugement sur l’être humain et – spoiler – on échoue à l’examen, si je puis dire. Mais c’est ce qu’on voulait faire : un jeu qui soit comme un coup de poing dans l’estomac. Un jeu qui, même en termes de design, ne vous prenne pas par la main. On voulait que vous vous sentiez perdu parfois. Nous savons que c’était un risque à prendre, que des gens aimeraient et d’autres détesteraient, que c’est un jeu qui divise. Arise tend à traiter de ce qui est universel chez les hommes. L’amour, le deuil, l’espoir, le bonheur ou la joie. Avec Arise, nous voulions parler à tout le monde. Avec After Us, on se fichait de ça et on ne voulait pas s’en soucier. On voulait traiter honnêtement de ce qu’on pense de notre rapport à la nature. C’est pour ça que c’est un jeu très, très sombre. Il y a des gens qui ne l’aiment pas, mais nous y avons exprimé ce que nous voulions vraiment y dire. C’est notre ressenti et, en termes de gameplay, c’est vraiment une expérience différente. C’est avant tout un jeu de plateformes avec beaucoup de séquences de parkour. Une partie du public aime beaucoup la façon dont ça se joue, mais si vous n’appréciez pas les platformers 3D, vous ne serez pas dans votre élément. C’est un genre très spécifique, on le sait, mais ça nous va. On a fait ce qu’on avait à faire.
Donc Arise et After Us sont vos premiers jeux solo. D’autres projets de cette nature sont-ils déjà dans les tuyaux ?
Beaucoup de studios qui connaissent un grand succès avec un certain type de jeux se contentent ensuite d’enchaîner avec des productions presque identiques ou au moins très similaires. Notre studio ne fonctionne pas comme ça. Nous voulons prendre des risques et produire des titres de genres variés. À l’heure où je vous parle, nous travaillons sur notre prochain jeu, le troisième, et il n’a rien à voir avec les précédents. C’est un jeu totalement différent, avec des milliers de lignes de dialogue. Que du neuf. Ce qu’on veut, c’est relever des défis et explorer de nouvelles voies.
Il semble y avoir beaucoup de studios de jeux vidéo en Espagne. J’ai joué récemment à l’entièreté de la ludographie d’Octavi Navarro et j’ai eu l’occasion d’essayer le jeu Blasphemous de The Game Kitchen. Quel est selon vous l’état de l’industrie dans votre pays ? Le développement vidéoludique est-il un secteur d’activité florissant en Espagne ?
Oui, le développement de jeux vidéo est un secteur florissant. Dans les années 2000, l’industrie n’existait pas, mais dans les années 2010, le secteur du jeu indé a émergé, à peu près au moment où nous-mêmes nous sommes lancés. Par exemple, ici à Barcelone, où nous avons nos locaux, une scène du jeu mobile s’est développée et nous sommes aujourd’hui l’une des villes européennes où l’activité est la plus importante dans le domaine. Ça a donné l’impulsion initiale pour donner envie à des développeurs de se lancer dans le jeu vidéo. Ces dernières années, des studios ont ouvert qui se consacrent à la production d’AAA, d’autres studios aussi, donc oui, on peut dire que le secteur est florissant. Enfin, il l’était, disons, jusqu’à ce qu’on en arrive au marasme actuel. Vous êtes sûrement au courant de tout ça. L’industrie traverse une crise majeure en ce moment. Des sociétés ont fermé et il est devenu très difficile de trouver des financements, donc beaucoup de confrères ont disparu. C’est vraiment triste, parce que c’étaient des gens extraordinaires qui faisaient d’excellents jeux. Je crois que si l’indé prend autant de place, c’est parce qu’on manque de recul dans l’industrie espagnole. Jamais un éditeur de jeux n’a vu le jour en Espagne. Cela montre à quel point l’industrie a manqué de vision dans notre pays, mais on essaie de progresser et le gouvernement aussi, même si ça bouge lentement, et je pense que nous avançons dans la bonne direction.
Enfin, j’aimerais que vous me parliez de votre rapport au jeu vidéo en tant que joueur. Quel type de gamer êtes-vous ? Très jeune, vous étiez déjà un passionné de jeu vidéo. Quels sont les jeux qui vous ont le plus influencé ? Si vous avez encore le temps de jouer, quels sont les jeux qui récemment vous ont le plus marqué ?
J’ai commencé a jouer aux jeux vidéo, je dirais en 1982 ou 1983, donc j’ai derrière moi une vie entière de gaming et par conséquent de nombreuses sources d’inspiration. Je m’intéresse à toutes sortes de jeux, parce que j’aime raconter des histoires et qu’on m’en raconte. Soit dit en passant, j’ai fait des études de cinéma. J’ai commencé à programmer des jeux quand j’avais dix ans sur un MSX, en Basic. Des jeux très, très simples. J’adorais les jeux qui me laissaient une impression forte. Les jeux de Fumito Ueda (Ico, Shadow of the Colossus, des chefs-d’œuvre absolus). Pour citer un jeu plus récent, j’adore le premier The Last of Us. C’est un jeu narrativement incroyable. J’aime beaucoup les Souls, tous ces jeux indés complètement fous, de Papers, Please à Journey. À leur époque, ils m’ont énormément marqué. C’est génial de constater que ce type de production artistique sort désormais sur console et qu’il y a un marché pour ça. J’aime jouer à des jeux coopératifs avec ma femme. Little Big Planet, c’était une expérience incroyable que j’ai pu partager avec elle. Tellement rigolo. Il y a aussi toutes les aventures graphiques de Lucas Arts sorties dans les années 80 et 90. Elles m’ont retourné le cerveau à l’époque. Le ton, l’humour, les dialogues, les personnages, tout y était époustouflant. Tellement inventif. Ça me manque ce genre de jeux. Je suis un vieux schnoque maintenant, vous comprenez. Je suis déjà un dinosaure. Trop vieux, presque. Je ne joue ni à des jeux multijoueurs, ni à des jeux compétitifs. Je veux juste qu’on me raconte une histoire et, même s’il n’y a pas vraiment d’histoire et que je joue à un jeu comme Katamari Damacy, qui était génial, je m’éclate. J’aime les vieux jeux pour cet aspect purement narratif ou ludique et j’aime aussi quand même les jeux d’action et de simulation. Civilization, aussi. Et Age of Empires. Tous ces jeux dans lesquels j’ai englouti des milliers d’heures. Et récemment j’ai adoré – c’est même mon jeu de l’année 2023 – Alan Wake 2. Je l’ai même préféré à Baldur’s Gate 3 et à Zelda. Pour moi, Alan Wake 2 réussit des trucs remarquables en termes d’histoire et de ton. J’adore le ton. On dirait du Twin Peaks. C’est ça le genre de jeux que j’aime. J’aime le fait qu’AW 2 soit beaucoup plus révolutionnaire que Baldur’s Gate 3. Baldur’s Gate ne fait que du très classique dans tous les domaines. C’est un très grand jeu vidéo, une incroyable combinaison de systèmes, mais pour moi on n’y trouve rien de nouveau ou d’artistiquement rafraîchissant. Rien de vraiment mémorable, disons. Et c’est ça, justement, que je recherche dans les jeux vidéo.
Merci beaucoup, Alexis, pour tous ces éclairages ! Je suis impatient de découvrir de quoi parlera le prochain jeu de Piccolo Studio ! Prenez soin de vous.
Florian Baude (Des Clics & des Lettres)
ARISE: A SIMPLE STORY (article sur le jeu)