– Commandant ! L’alerte rouge vient d’être déclenchée par l’ordinateur de bord. Nos capteurs indiquent qu’un corps massif se dirige vers notre position !
– Taille ? Vitesse ? Distance ?
– Neuf kilomètres et demi de diamètre. Il se situe à dix mille huit cents kilomètres de la station et fonce droit sur nous à une vitesse de quinze kilomètres par seconde. Nous ne disposons que de douze minutes pour… euh…
La scientifique affectée au poste de surveillance radar en perdait ses mots. D’habitude, les seuls obstacles que rencontraient les occupants de la Station Spatiale de la Confédération Européenne, c’étaient des débris spatiaux orbitant autour du globe. Cadavres de satellites de communication pour les plus gros, simples boulons égarés pour les plus petits.
– Reprenez vos esprits, Professeure Weber ! Vous êtes toute pâle. Comment est-il possible que ne l’ayons pas détecté plus tôt !? Quelle est la probabilité d’une collision ? Nous avons encore le temps d’amorcer une manœuvre d’évitement !
– Inutile, Monsieur. La probabilité est négligeable. L’astéroïde nous ratera de cinquante kilomètres au moins.
– Et la Terre ?
– Elle se trouve en plein sur sa trajectoire. D’après nos simulations, l’astéroïde terminera sa course en Espagne, à quelques kilomètres au nord du Pic d’Aneto, dans la chaîne des Pyrénées…
– Entendu. Activez le canal bleu et passez-moi votre micro-casque.
– Tenez, Monsieur !
Il s’éclaircit la voix en se raclant la gorge, puis il plaça le casque sur sa tête.
– Ici Guillaume Chapuy, commandant de l’SSCE pour l’année 2035. Je m’adresse aux commandants Vitaly Dyakov, de la station sino-russe, et Kyle Brown, de la station panaméricaine. D’après nos instruments, un astéroïde géocroiseur de grande taille se dirige vers la Terre. Si nous n’agissons pas rapidement, c’est la survie de notre espèce toute entière qui est en jeu ! Les trois Confédérations doivent s’allier pour tenter de dévier sa course ! Appelez vos Présidents ! Qu’ils mobilisent toute la puissance de feu de nos armées !
Il coupa la communication et se massa le front. Cela n’avait jamais été tenté. Les diverses agences spatiales, plus que jamais en concurrence pour savoir quelle puissance mondiale serait la première à envoyer avec succès un homme sur Mars, n’avaient jamais réussi à se réunir pour discuter sérieusement de la question. On avait déjà détourné des astéroïdes de la taille d’un terrain de football, mais là, c’était différent. Un géant de pierre comparable à une mégalopole terrestre, on ne l’arrêtait pas avec une pichenette, fût-elle nucléaire.
– Weber, passez-moi Bruxelles. La ligne présidentielle.
Au même moment, à quelques milliers de kilomètres de là, dans le vide de l’espace…
– È’teïa, kamin ta deïana ! Ma’nè lo jin dè’na ?
– En terrien, Kalè’o ! Nous devons nous forcer à parler et à penser comme eux. Sinon, jamais ils ne nous accepteront.
– Désolé, Capitaine Zol’eïa. J’ai du mal à m’habituer à cet obscur langage aux nuances limitées. Je disais qu’il était dommage que nous ayons dû désactiver notre camouflage. Que ferons-nous s’ils nous considèrent comme une menace et tentent de s’en prendre à notre vaisseau ?
– Aucun risque. Notre blindage est constitué d’un feuilletage d’osmium et d’iridium de plusieurs mètres d’épaisseur. Sans parler des kilomètres de roche, de métaux et de régolithe qui nous servent de gangue protectrice. À notre envol d’Alat’eïa, nous avons été contraints d’embarquer en urgence cent trente-deux rescapés supplémentaires. Les dépenses énergétiques subséquentes se sont avérées considérables. C’est un miracle que nous ayons réussi à arriver jusqu’ici. Le camouflage n’est plus une priorité. Nous sommes trop près pour pouvoir continuer à voyager incognito et nous avons besoin de tout ce qu’il nous reste de carburant pour alimenter les rétrofusées nécessaires au freinage et piloter notre vaisseau-astéroïde jusqu’au lieu prévu pour l’atterrissage, dans le désert qu’ils appellent le Sahara.
Kalè’o entortilla ses troisième et septième tentacules. Un tic qui se manifestait lorsqu’il réfléchissait intensément.
– Es-tu sûr, Zol’eïa, que cette planète est faite pour nous ?
– Son atmosphère est de composition similaire à celle de notre monde-père. Elle regorge d’eau et de matière organique. Nos corps sont faits pour ramper, nager et voler. On ne peut rêver meilleure terre d’accueil. Et, de toute façon, nous n’en avons trouvé aucun autre dans toute la Voie Lactée.
– Il y a les autres galaxies…
– Trop lointaines. Cette boule bleutée représente notre seul espoir. La fusion de Jolè’o et de Xelnè’o, les soleils jumeaux autour desquels gravite Alat’eïa depuis la nuit des temps, nous a contraints à un exode forcé. À l’heure qu’il est, plusieurs millénaires terriens après notre départ, notre système solaire tout entier se trouve au fond de la gueule d’un trou noir d’où ne peut pas même s’extirper le moindre photon, les beautés de notre monde, ses richesses naturelles et ses merveilles architecturales, fruits du labeur de millions de générations d’Alat’eïens, compactées, privées de leur incommensurable complexité et ramenées à l’état de bouillie primordiale.
Les antennes de Zol’eïa dansaient sur sa tête, montrant qu’il était en proie à une vive émotion. Sa façon à lui de pleurer. Les trois rangées de globes oculaires qui faisaient tout le tour de son crâne lui permettaient de lire les données affichées sur les nombreux écrans de son large tableau de bord semi-organique tout en regardant le subalterne avec lequel il conversait. Avec ses huit tentacules régulièrement répartis tout autour de son abdomen violacé, n’eussent été les deux paires d’ailes membraneuses accrochées dans son dos, on eût pu croire que son corps n’avait ni avant, ni arrière.
De la pointe de l’une de ses griffes falciformes, il traça sur un octogone de peau vivante qui tenait lieu de clavier plusieurs arabesques compliquées.
– Processus de décélération enclenché, déclara-t-il. Plus de quatre millénaires nous ont été nécessaires pour parvenir jusqu’à ce stade de notre périple. Hormis un décollage mouvementé marqué par la tentative de sabotage de notre système de propulsion, tout s’est déroulé selon nos plans.
– Nous te devons notre salut, Capitaine ! s’exclama Kalè’o. Ce vaisseau, notre plan de vol, la stratégie de l’astéroïde pour nous préserver des collisions et de la brûlure délétère des rayons cosmiques, tout cela est ton œuvre.
– Je n’en suis que le chef d’orchestre. Le succès de notre entreprise repose sur le travail de chacun. Songe un peu, par exemple, au sacrifice des trois gardes qui ont empêché les illuminés de L’Ordre des Adorateurs des Sœurs Étoilées de mener à bien leur attentat. Ces pauvres fous pensaient que notre race devait périr en même temps que son duo de soleils. Mais ces boules de feu, fussent-elles cyclopéennes, n’étaient pas des dieux. Le savoir et la sagesse sont les seules divinités dont nous ayons besoin. Kalè’o, tu es mon ingénieur le plus gradé et le responsable de la logistique. Mon second. Je te laisse me faire un rapide bilan de l’état général de la population embarquée.
En signe d’acquiescement, l’intéressé fit cligner les paupières de sa deuxième couronne d’yeux les unes après les autres à la manière d’une ola dans un stade olympique. Après un tour complet de clins d’œil, les vibrisses de son cou se dressèrent. Elles lui servaient à capter les flux de données qui circulaient dans l’air d’un compartiment à l’autre du vaisseau. Un air aux caractéristiques physico-chimiques en tous points semblables à celles de celui que l’on trouvait aux plus basses altitudes de la troposphère terrestre. Le dioxygène et l’eau constituaient les ressources fondamentales nécessaires à la vie alat’eïenne. Une forme de vie évoluée similaire à la vie humaine sur bien des aspects.
– En dehors des trois soldats tués le jour de notre appareillage, aucune perte n’est à déclarer. Résident à notre bord mille quatre cent deux individus de sexe alpha, mille trois cent vingt-neuf de sexe bêta, neuf cent trente-quatre de sexe gamma et deux cent soixante-quinze individus de type neutre, avec un total de huit cent soixante-et-un jeunes âgés de moins de cent cinquante années terrestres. Il faut ajouter à ceux-là plusieurs milliers d’échantillons des principales espèces animales de notre planète et le double au moins de représentants de la flore, y compris plusieurs tonnes d’engrais, de graines et de plants prêts à être repiqués. Les réserves d’eau potable et de nourriture sont presque épuisées, ce qui est normal compte tenu de nos calculs initiaux d’optimisation de la charge utile. Les supports hybrides de données contenant tout le savoir alat’eïen dûment digitalisé n’ont subi aucun dommage. Les passagers sont tous sortis de stase il y a trois heures terrestres sains et saufs, en pleine possession de leurs facultés physiques et cognitives. Notre système d’extraction hors du noyau de l’astéroïde est opérationnel, foreuses chargées et graissées. Quant à notre batterie de réacteurs à fusion, elle…
L’ingénieur s’interrompit. Les claquements maladroits de pattes palmées qui n’étaient pas faites pour la course venaient de lui parvenir. C’étaient des pas empressés qui faisaient tinter le sol métallique du corridor qui menait à la salle des communications.
– Capitaine ! Capitaine ! Alarme ! Alarme ! Niveau écarlate !
– Calme-toi, Kafnè’li ! lança Zol’eïa au technicien qui venait de faire son entrée. Je n’aime pas qu’on déboule dans mon poste de contrôle en poussant des cris de qpel’eïa atteint du mal des gouffres sombres ! Que se passe-t-il ?
– Nous venons de capter un signal, Capitaine. Les astronomes terriens postés en orbite autour de leur planète ont prévenu leurs leaders de notre arrivée !
– Ha ! Parfait. Je vais me présenter à eux et les assurer de nos bonnes intentions. Nous ne souhaitons ni la guerre, ni piller leur monde. Tout ce que nous désirons, ce sont quelques milliers de kilomètres carrés sur lesquels nous établir. Grâce à nos branchies, nous pouvons même nous installer au fond des océans, dans un espace que les humains n’ont jamais été désireux de coloniser, sûrement parce que leur physiologie se marierait mal avec un environnement aquatique. En échange de leur hospitalité, bien sûr, nous leur donneront accès à certaines de nos technologies les plus avancées et leur offrirons sans conditions l’intégralité de nos connaissances médicales. Vie prolongée de plusieurs siècles, remède infaillible contre les tumeurs malignes, renforcement du système immunitaire le rendant apte à lutter contre tout type d’infection, sauvegarde des données cérébrales… En dépit de nos différences, nous ne pourrons que nous aimer ! J’en ai la certitude. Kalè’o, transmets-moi une copie de mon discours de paix universelle. La version trilingue. Et, si j’oublie, rappelle-moi de préciser que notre navire spatial n’est pas un astéroïde ordinaire et que notre atterrissage se fera en douceur, sans victimes collatérales !
– Capitaine, si je puis me permettre, intervint Kafnè’li, il est trop tard pour cela. Des missiles ont déjà été lancés depuis plusieurs points du globe.
– Nulle raison de paniquer. J’avais anticipé cette éventualité. Notre masse nous protège. Ce ne sont pas quelques têtes nucléaires qui…
– Capitaine, insista le technicien, ils les ont toutes tirées !
– Toutes quoi ?!
– Leurs têtes nucléaires à longue portée. Les quinze mille. Tout leur arsenal.
Les vibrisses cervicales du capitaine se mirent à frétiller. Un instant plus tard parvint à son cerveau ultradéveloppé l’image radar montrant la nuée furieuse qui fondait sur leur îlot en impesanteur. Il abattit rageusement ses deux plus gros tentacules sur le tableau de bord de la navette.
– SOMTEÏN’EÏO !! jura-t-il, crocs découverts.
Il décolla brutalement ses ventouses des commandes, arrachant au passage un morceau de peau connectée et plusieurs boutons en forme d’osselets.
– Kalè’o !! Tu convoqueras tous ces bons à rien d’exobiologistes ! Les zoologues, les ethnologues, les éthologues, tous ! Ils m’avaient assuré que jamais les clans humains ne seraient capables de s’entendre ! Et surtout pas en quelques minutes terrestres !! Le choc sera trop puissant ! Ils vont réussir à nous dévier ou, pire, à compromettre l’intégrité de notre astronef !
– Que faisons-nous, alors, Capitaine ? s’enquit le second.
– Donne l’ordre d’activer les boucliers déflecteurs ! Nous sommes les derniers de notre espèce ! Nous ne pouvons pas laisser ces primitifs mettre notre survie en péril ! Pas après tout ce que nous avons enduré. Les sécheresses, les guerres, la famine, la cruelle sélection de ceux qui seraient laissés en arrière… Nous voulons vivre ! Nous devons vivre !
– À vos ordres, Capitaine ! Bouclier enclenché ! Sept secondes avant impact.
POUM ! POUM ! POUM ! POU-POU-POUM !!!
Les lumières vacillèrent. L’astéroïde trembla, se craquela, mais ne se rompit point.
– Capitaine, nous avons perdu le bouclier, mais quatre-vingt-treize pour cent des missiles ont été renvoyés. Certains vers l’immensité de l’espace, une partie vers la Lune et la plupart des autres vers la Terre… La surface sera bientôt couverte de radiations, ce qui rendra la planète inhabitable pour mille ans…
– Tant pis, mon bon Kalè’o. Je ne pensais pas avoir à le faire, mais nous n’avons plus le choix. Nous abandonnons le plan A et bifurquons vers le plan de secours. Je vais l’annoncer.
Il enfonça la pointe de son huitième tentacule dans un orifice de chair lubrifié prévu à cet effet et se redressa, dans une posture solennelle, avant de prendre la parole :
– Ici le Capitaine Zol’eïa. La population indigène de ce qui devait devenir notre planète d’adoption s’étant montrée hostile, nous nous voyons dans l’obligation de nous tourner vers d’autres horizons. En conséquence, je demande aux équipes géologiques d’activer la foreuse et d’extraire, à effet immédiat, notre navette de son astéroïde que nous laisserons ensuite chuter sur la Terre. Le gain d’énergie nous permettra de mettre le cap sur la planète la plus proche. Le monde rouge que les Terriens appelaient Mars. Les températures y seront moins clémentes. La vie, absente. Du moins jusqu’à notre arrivée ! Le KTU, le Kit de Terraformation d’Urgence, n’a jamais pu être testé grandeur nature. Espérons qu’il ne nous jouera pas de mauvais tour. Équipe paysagiste, vous savez ce qu’il vous reste à faire ! Fin de la communication.
Zol’eïa retira son tentacule du connecteur. Il était confiant. Tout n’allait pas si mal. Kalè’o hésita une seconde, puis il dit :
– Que faisons-nous des humains encore en vie à bord de leurs stations orbitales, Capitaine ?
Dehors, la Terre se parait d’une myriade de champignons atomiques, sous les regards épouvantés des scientifiques de l’SSCE.
– Nous ferons un petit détour pour leur offrir de se joindre à nous. S’ils s’avèrent trop stupides, ils pourront toujours nous tenir lieu d’animaux de compagnie ! Leur planète redeviendra habitable dans mille ans, disais-tu ? Bah, qu’est-ce qu’un millénaire ? À peine un petit dixième d’une vie alat’eïenne !