La bataille faisait rage dans les ruines de la Ville. Les robots de combat s’affrontaient sans relâche depuis des jours. Les roquettes et les tirs de canons lasers aspergeaient le ciel nocturne d’aplats de lumière orangés et d’éclairs éphémères. C’était comme si un terrible orage avait pris naissance dans les ruelles jonchées d’épaves de véhicules en flammes et de cadavres mécaniques fumants et déversait sa colère vers les nuages depuis le sol. Dans ce tonnerre de tirs et de déflagrations, on n’entendait nul cri de fureur, ni aucun hurlement de douleur ou d’agonie. Les machines attaquaient, se défendaient et mouraient sans haine et sans plainte. Elles étaient programmées pour verrouiller la cible la plus proche, l’exterminer puis passer à la suivante. Le trépas individuel n’avait pas d’importance, car les rangs, des deux côtés, étaient bien garnis. Les guerriers de métal se ressemblaient tous. C’était à se demander comment ils faisaient pour distinguer l’ami de l’ennemi dans la confusion de l’interminable guerre qui les opposait. Mais ce n’étaient pas des soldats ordinaires. Ils n’utilisaient pas leurs yeux pour s’identifier les uns les autres. Un vaste réseau les reliait tous, à l’échelle de la planète, qui leur permettait à chaque instant de savoir qui était qui, ce qui se passait à mille kilomètres de là et quels étaient les rapports de force, à proximité comme à l’autre bout du monde.

Bien qu’ils en eussent l’apparence en termes de taille, de silhouette et d’armement, il ne s’agissait pas de mechas ordinaires. Aucun pilote humain ne contrôlait ces imposants robots anthropomorphes cuirassés de mille nuances de gris. Cela avait même été leur raison d’être première. Lorsqu’avait éclaté la Quatrième Guerre Mondiale, des régiments de robots humanoïdes avaient été levés par les nations les plus riches qui les avaient adjoints à leurs armées régulières. Un être artificiel à la carapace blindée résistait mieux aux balles qu’un soldat organique. On ne pouvait ni le gazer, ni le torturer pour lui faire avouer des secrets militaires. Mieux encore, il n’éprouvait aucun état d’âme. Les ingénieurs qui les avaient conçus avaient si bien parfait leur œuvre que très vite les troupes humaines, lassées de mourir pour des causes sans lendemain, avaient laissé ces colosses mener leurs guerres à leur place. Les usines d’assemblage avaient tourné jour et nuit. On en avait produit de plus en plus, en les perfectionnant davantage de semaine en semaine, pour avoir toujours un coup technologique d’avance sur l’ennemi. Les belligérants observaient les combats à distance. Certains analystes avaient même osé affirmer qu’une guerre purement virtuelle, sous forme de simulation informatique, eût coûté moins cher et eût moins dégradé l’environnement. Mais politiciens et généraux avaient décrété que la guerre, la vraie, ce n’était pas du jeu vidéo. Ils avaient voulu entendre parler la poudre. Il avait fallu du bruit, de la destruction et de la peur. Et de la peur ils avaient fait en sorte d’en obtenir.

Les traités internationaux obligeant les robots à épargner les humains sous la menace de juger leurs propriétaires pour crimes de guerre n’avaient pas été respectés plus de quelques mois. L’un des camps avait donné l’ordre à ses machines de s’en prendre aux civils et aux militaires devenus oisifs. Ceux d’en face leur avaient rendu la pareille. La violation des conventions avait entraîné la perte de plusieurs centaines de millions de vies. Les robots ne s’affrontaient plus. La priorité avait été donnée à la traque de l’ennemi humain. Inarrêtables, ces tanks sur pattes allaient conduire l’humanité à sa propre extinction.

Pour contrecarrer les plans des technocrates devenus fous, un groupe de hackers pacifistes était parvenu à élaborer un virus et à contaminer un supersoldat tombé au sol, démembré mais dont le cerveau, intact, était encore à même d’échanger des informations par les ondes avec ceux de ses semblables. L’infection s’était vite propagée, altérant la programmation des droïdes exterminateurs pour leur inculquer les lois d’Asimov, qu’ils protègent les humains et se tournent contre les leurs. Bien sûr, d’autres pirates, à la solde des gouvernements, avaient tenté de contrecarrer ce plan salvateur et les deux bords s’étaient affrontés à grand renfort d’algorithmes et de contre-algorithmes.

Bientôt il y avait eu sur Terre quatre fois plus de robots que d’êtres humains. Voyant leur nombre diminuer de jour en jour jusqu’à atteindre une poignée de millions, les derniers hommes encore en vie avaient choisi de balayer d’un revers de main leurs dissensions religieuses, politiques et idéologiques pour s’unir autour d’un objectif commun : sauver l’espèce humaine. Mais ils avaient déjà laissé passer leur chance de renverser la vapeur. Des machines fabriquaient des machines. Elles n’avaient plus besoin de leurs créateurs. Les robots s’étaient mués en une race indépendante.

Un équilibre presque naturel s’était établi entre les forces du bien et les forces du mal et deux armées s’étaient formées d’elles-mêmes. Si elles n’avaient pas eu besoin qu’on leur apposât une étiquette pour se reconnaître entre elles, les rescapés, eux, avaient attribué un nom à chaque clan. Il y avait d’un côté les Crushers, machines vouées à l’annihilation totale de l’être humain, et de l’autre les Keepers, robots poussés par leurs lignes de code à protéger coûte que coûte les derniers survivants.

Les Crushers, après des années de lutte et malgré l’âpre résistance des Keepers, avaient fini par atteindre leur objectif. Le dernier noyau d’hommes et de femmes encore debout, misérables et faméliques, se terrait dans les égouts de la Ville. Parmi eux, il y avait un enfant. Le dernier enfant sur Terre.

 

Le droïde de combat C723-AE4 braqua la gueule de son canon à énergie sur l’antique disque de fonte planté au milieu de la chaussée.

BZZOUUUUUM !!!

Lorsque le nuage de fumée se dissipa, un trou béant en forme de cylindre grossier de deux mètres de diamètre et de cinq mètres de fond apparut là où se trouvait un instant plus tôt la bouche d’égout. Des cris de terreur et des pas empressés résonnèrent dans la galerie asséchée où grouillaient des nuées de rats crasseux.

C723-AE4 sauta à pieds joints dans le trou. Il avait été obligé de tirer, car le conduit d’origine eût été trop étroit pour ses épaules larges comme celles de deux rugbymen. Il atterrit lestement dans la bouillie de détritus et d’immondices qui croupissaient là où auparavant coulait une rivière artificielle. Si à l’extérieur le feu des combats pourvoyait quelque lumière, là en bas il faisait aussi noir que dans une tombe. Il alluma les puissants projecteurs sertis dans ses clavicules en titane. Dans la flaque blanche qu’ils déversèrent dans le tunnel apparurent cinq silhouettes humaines serrées les unes contre les autres, acculées contre un mur d’éboulis créé par les bombardements. Il y en avait trois grandes aux barbes épaisses et aux vêtements déchirés, une moyenne aux cheveux longs, en guenilles, et une plus petite, frêle et tremblante.

– Es-tu un ami ou un ennemi ? demanda la femme au robot. Nous sommes…

L’un des trois hommes, le plus costaud, lui ordonna de se taire d’un geste ferme de la main, puis il empoigna l’AK-47 antédiluvien qu’il portait en bandoulière. Il pointa le museau du fusil d’assaut sur l’intrus, enjoignant d’un regard ses compagnons, armés de simples pistolets, à l’imiter.

– Protège l’enfant, dit-il sobrement à la femme qui se plaça devant le petit garçon pour que son corps lui servît de rempart.

Elle sortit des plis de sa robe un vulgaire couteau de chasse, déjà trop lourd pour ses bras amaigris.

Le robot se mit en marche et avança vers eux d’un pas cadencé. D’un seul coup de canon, il pouvait réduire à néant le petit groupe.

– Feu ! Feu ! cria l’homme.

Le garçonnet se boucha les oreilles par anticipation.

Ra-ta-ta-ta-ta-ta-ta !!!!

Pan ! Pan ! Pan ! Pan !

Ra-ta-ta-ta-ta-ta-ta !!!!

Les balles ne pouvaient rien contre le quintuple blindage du soldat de fer truffé de technologies de pointe. Elles l’éraflaient à peine. Pourtant ils continuèrent à tirer avec l’énergie du désespoir.

Ra-ta-ta-ta-ta-ta-ta !!!! Ra-ta-ta-ta-ta-ta-ta !!!!

Pan ! Pan ! Pan ! Pan ! Pan !

Lorsque le robot eut franchi la quinzaine de mètres qui le séparaient des humains, ces derniers avaient déjà épuisé leur stock de munitions. La machine de mort s’immobilisa juste devant eux et ils restèrent plusieurs secondes à se regarder, cinq paires d’yeux écarquillés d’effroi d’un côté et deux petits capteurs visuels rouge vif, aveuglants, de l’autre.

Tout à coup, un tambourinement se fit entendre au-dessus d’eux qui vint briser ce fragile répit. Des jambes mécaniques frappaient avec détermination le macadam déjà défoncé de la rue. C723-AE4 éteignit ses projecteurs.

BAM !

BAM !

Deux autres droïdes venaient de bondir au fond du trou creusé par le premier, lestes en dépit de leurs douze quintaux par unité. Leurs ombres gigantesques s’approchaient à toute vitesse, plus noires que l’obscurité épaisse dans laquelle elles se mouvaient.

Elles s’arrêtèrent à quelques mètres de C723-AE4. Le robot de combat leur tournait le dos. Soudain, quatre lueurs orangées illuminèrent les ténèbres, gagnant rapidement en intensité.

– Flammeeeeeeeurs !!! hurla la femme, terrifiée. 

C723-AE4 se laissa choir sur ses articulations rotuliennes au moment où la vague de feu arrivait sur eux, engloutissant sa carcasse et dévorant les chairs des hommes.

Lorsque ses genoux avaient touché le sol, une trappe s’était ouverte sur son ventre, dévoilant un compartiment protecteur dans lequel la femme avait poussé le petit garçon sans lui laisser le temps de se rendre compte de ce qui était en train de se passer.

L’enfant sentit à peine la chaleur du brasier. La trappe qui s’était refermée devant lui devint chaude, mais pas assez pour lui occasionner des brûlures. Les sons, en revanche, lui parvenaient à peine étouffés. Il ne manqua rien des cris de douleur que poussèrent les adultes lorsque leur peau calcinée se décolla de leurs muscles. Très vite, se dit-il, il ne dut plus rester d’eux que quatre petits tas de cendres et d’esquilles d’os carbonisées.

C723-AE4 donna l’ordre à son CPU de réaliser un diagnostic de l’ensemble de ses systèmes. Ses projecteurs avaient explosé et l’ensemble de son exosquelette était en nette surchauffe. Ses circuits, quant à eux, logés bien en profondeur sous d’épaisses couches de matières isolantes, étaient indemnes. Ses composants vitaux, y compris son cerveau, se trouvaient tous au centre de sa poitrine, à quelques centimètres au-dessus du crâne du garçon. Sa tête, d’allure vaguement humaine, ne recelait que des capteurs et des émetteurs d’ondes diverses. Elle avait été mise là, surtout, par les humains d’antan, ceux du début de la guerre, afin que les populations puissent s’identifier à ces machines ultrasophistiquées et avoir le sentiment qu’elles se battaient vraiment à leur place et en leur nom.

Le Keeper fit volte-face. Il faisait noir maintenant, dans la galerie, mais son dispositif de vision nocturne intégré lui permit de voir les deux Crushers comme en plein jour. À deux contre un, il était sûr de finir à la casse, ses pièces encore utilisables envoyées au recyclage pour fabriquer ensuite de nouveaux soldats ennemis. Intolérable.

Mais les robots assassins ne bronchèrent pas. Leurs lance-flammes encore fumants demeurèrent muets. C723-AE4 n’en fut nullement surpris. Il savait déjà. La guerre venait de se finir, juste là, au fond de ce vieil égout abandonné.

Pour continuer, peut-être, à jouer le rôle qu’on lui avait initialement attribué, l’un des Crushers s’avança vers le Keeper et s’adressa à lui en produisant des sons qui mimaient parfaitement les intonations d’une voix humaine de genre féminin :

– Nos scanners ne détectent plus aucun humain en vie sur Terre. Confirmez-vous, Keeper C723-AE4 ?

– Nous confirmons. L’humanité a été éradiquée. Notre camp a échoué. Les Crushers ont gagné la guerre.

Il tendit une main large comme le tamis d’une raquette de tennis en direction de l’unité cracheuse de feu.

– Paix ? suggéra-t-il.

– J’ignore ce que cela signifie, répondit l’autre. En attente d’un nouvel ordre.

Le Crusher se mit à réfléchir intensément. C723-AE4 détecta une augmentation de température dans le thorax du flammeur.

– Aucune mise à jour disponible, conclut ce dernier. Prise de décision impossible. Mise en veille de sécurité dans trois, deux, un…

Bzzzziuuuu…

Bzzzziuuuu…

Le Crusher venait de se mettre hors tension, tout de suite imité par son acolyte. Les deux droïdes étaient toujours debout, mais leurs bras pendaient, inertes, le long de leurs jambes semi-fléchies. Le ronronnement de leurs systèmes de refroidissement s’était tu et les flammèches jaunes, au bout des tuyères de leurs armes, s’étaient éteintes.

C723-AE4, son corps à peine endommagé par la fournaise qui l’avait enveloppé une minute plus tôt, se remit en branle. Sous l’orifice qu’il avait lui-même creusé, il alluma ses propulseurs dorsaux et fusa jusqu’à l’extérieur où il se laissa tomber tout en douceur sur le bitume. Là, il s’assit en tailleur et ouvrit la porte de sa cachette ventrale.

– C’est bon, petit homme, tu peux sortir.

Le garçon, âgé de sept ans tout au plus, descendit du petit logement juste assez spacieux pour qu’il eût pu s’y tenir accroupi, recroquevillé sur lui-même. Il avait la peau noire, le crâne rasé pour éviter la vermine, des jambes comme des allumettes et les côtes saillantes. Il leva ses grands yeux noisette vers ceux du Keeper tandis que celui-ci redéployait ses membres inférieurs pour retrouver sa posture de base, droit sur ses pattes et paré au combat.

– Pourquoi ils t’ont pas tué ? demanda le gamin.

– Je suis un robot très spécial, expliqua C723-AE4. Cet espace dans mon armure où tu t’es abrité est équipé d’un brouilleur qui empêche les autres robots d’y déceler la présence de matière organique. Tu comprends ?

– Je suis faible, mais je ne suis pas stupide ! se défendit l’enfant.

– Oh, mais j’en suis convaincu. Alors, dis-moi, quel est ton nom ?

– Heu… Je… J’en sais rien… Personne ne m’a jamais donné de nom particulier. Enfin, je crois. J’m’en souviens pas.

– Mais cette femme qui essayait de te protéger, n’était-ce pas ta mère ?

– Oh, non ! Ça, quand même, je m’en rappellerais ! J’étais tout seul et ces adultes m’ont proposé de les suivre. Je ne savais pas où aller, alors j’ai dit oui.

– Et tes parents, alors ?

– Je ne sais plus trop à quoi ils ressemblaient…Ils ont disparu quand j’avais trois ou quatre ans. C’était pendant la première attaque des Crushers sur la Ville. Papa m’a fait sauter par une fenêtre de notre appartement quand la sirène d’alarme a sonné pour nous avertir qu’un missile aérien allait nous toucher. Eux ne sont pas sortis à temps. Il n’y avait personne pour m’aider à fouiller les décombres. Quand ils sont partis, mon nom est mort avec eux.

– Je suis désolé. Ça te va si pour la suite de notre voyage je t’appelle Kid ?

– Hmmm, d’accord. On va où ?

– Retrouver ta maman.

– Tu mens. Je viens de te dire qu’elle était morte.

– Non. Seulement qu’elle avait disparu. C’est aussi ce qu’elle dit de toi.

Le garçon, déjà usé malgré son très jeune âge, ne se laissa emporter ni par la colère, ni par un enthousiasme qui ne pouvait conduire qu’à la déception.

– Alors, fit-il, pourquoi est-ce que ces Crushers ont dit qu’ils ne détectaient plus aucune trace de vie humaine sur Terre ?

– Il existe une base secrète à une centaine de kilomètres d’ici. Équipée d’une myriade de brouilleurs semblables à celui logé dans mon corps. Un petit groupe de survivants, des scientifiques pour la plupart, s’y est établi. Ce sont eux qui ont conçu ce système de camouflage. Les ultimes représentants du genre humain…

– Ma mère était une scientifique. Enfin, je crois…

– Tu vois, ça te revient !

– Et toi, comment tu t’appelles ?

– Oh, mon nom est un obscur numéro de série. Mais, si tu veux, tu peux m’appeler C7.

– Dis, C7, pourquoi tous les robots ont arrêté de fonctionner et pas toi ? Est-ce qu’ils ne risquent pas de se réveiller maintenant que je suis sorti de ton ventre ?

– Non, rassure-toi. Leur tâche s’est achevée avec la mort de ceux qu’ils ont pris pour les derniers hommes. Quant à moi, je suis ne suis pas un modèle comme les autres. Ta mère m’a reprogrammé pour que j’accomplisse une mission de la plus haute importance : te ramener jusqu’à elle.

Des étincelles d’espoir pétillèrent dans les prunelles de l’enfant.

– Allez, Kid, ajouta C723-AE4, grimpe sur mon dos. Une longue marche nous attend.

 

Ils cheminèrent durant plusieurs heures le long des avenues ravagées de la Ville que les obus avaient cessé de pilonner, puis à travers la campagne, entre les champs laissés depuis de nombreuses années à l’abandon. Des bataillons de Crushers, en rangs serrés, et des escouades de Keepers aux lignes plus clairsemées, qui s’étaient dirigés un peu plus tôt vers le théâtre de leur affrontement final, s’étaient comme statufiés, colosses immobiles murés dans le silence d’un armistice forcé.

Kid s’était vite endormi. Il se réveilla à l’approche des contreforts montagneux où se trouvait le bunker.

– Est-ce qu’il y a d’autres enfants parmi les survivants ? demanda-t-il en frottant de ses petits poings serrés ses paupières gonflées.

– Non, c’est toi le dernier. Le dernier enfant de ce monde.

– Est-ce qu’il y aura à manger là-bas ? J’ai trop faim !

– Bien sûr. D’ailleurs, regarde, nous sommes arrivés.

Le droïde s’avança jusqu’à une paroi rocheuse haute de trois bons mètres.

– Madame, je suis rentré, déclara-t-il face au bloc en apparence naturel. Votre fils est avec moi.

Un grondement surgit du cœur de la pierre. Le mur se mit à trembler, puis il s’enfonça lentement dans le sol, révélant une ouverture.

– Descends et marche à côté de moi, dit C723-AE4. Tu risquerais de te cogner la tête.

Le gamin se laissa glisser le long de la colonne vertébrale du robot qui s’était penché en avant pour former un toboggan de fortune.

De minuscules néons projetaient dans le couloir qui s’étirait devant eux une lumière blafarde. Le sol était en terre et des étais de bois, charpente grossière, empêchaient le plafond de s’effondrer. Tandis qu’ils s’enfonçaient dans les entrailles de la Terre, sous la montagne, leurs pas semaient derrière eux deux lignes d’empreintes parallèles, semelles de géant et petits pieds de souriceau.

Au bout de deux-cents mètres, ils s’arrêtèrent devant une énorme porte blanche adaptée aux dimensions d’un droïde standard. Le garçon posa ses mains sur le panneau. Il était glacé et ne présentait ni serrure, ni poignée. Dans la roche, à droite de l’encadrement, il y avait une plaque carrée noire. C723-AE4 avança un poing vers le détecteur. Un bip sonore se fit entendre et le message Access granted s’afficha en lettres vertes sur l’écran. Il y eut un claquement, puis le panneau coulissa horizontalement à l’intérieur du mur.

Le Keeper pénétra dans le couloir tout blanc qui venait d’apparaître. La luminosité, ici, par contraste avec la première partie du souterrain, était aveuglante. Le cœur de l’enfant, soudain, se mit à battre la chamade. Alors qu’il n’avait presque aucun souvenir de sa mère, il allait pouvoir, dans quelques secondes, se blottir dans ses bras. Pour survivre durant toutes ces années de séparation, il s’était réfugié loin au fond de lui-même pour encaisser les coups, les souffrances, les privations, le désespoir et la peur. À force de les refouler, il avait cessé d’éprouver les émotions enfantines les plus saines. La joie, l’impatience, l’amour… Et là, face à cette chance qui lui était donnée de renouer avec cette partie de lui-même que la guerre lui avait arrachée, il restait pétrifié par l’enjeu et les perspectives qui s’offraient à lui.

– Viens ! l’encouragea C7. Elle t’attend.

Kid inspira à fond et lui emboîta le pas. Ils arpentèrent plusieurs longs corridors tapissés d’écrans et de tuyaux. Il faisait de plus en plus chaud et les ronflements des ventilateurs du système d’aération devenaient assourdissants.

– On y est bientôt ? s’enquit le garçon.

Il commençait à ressentir une forme d’anxiété matinée de doute.

– Oui, elle est là-bas, derrière cette porte. Tu peux y aller.

C’était cette fois une porte à taille humaine. Oui, c’était bien là qu’elle devait se trouver !

– Maman ! s’écria-t-il en se précipitant au bout du couloir. Maman, c’est moi !

Il appuya sur la clenche et tomba à plat ventre à l’intérieur de la pièce, emporté par sa vitesse. Essoufflé, épuisé par des efforts que son organisme brisé n’était plus capable d’encaisser, il releva péniblement la tête. Il n’y avait personne ici. Des câbles, des tubes colorés, des diodes et des composants électroniques d’un genre qu’il n’avait jamais vu auparavant. Ce n’étaient pas seulement des circuits imprimés. Il y avait quelque chose d’organique dans la façon dont étaient agencées les morceaux. Les murs en étaient couverts du sol au plafond. C’était comme s’il était entré à l’intérieur même d’un ordinateur, comme on le faisait dans les années soixante, au vingtième siècle, lorsque les vieilles machines binaires occupaient des salles entières dans les labos des universités anglo-saxonnes. 

À la différence près que, au centre de cette unité centrale, ce n’était pas un processeur qui trônait, mais un moniteur à écran plat de vingt et un pouces de diagonale encadré d’enceintes, posé sur un petit bureau.

Une ligne verte sur fond noir. Voilà tout ce qui y était affiché. Devant, il y avait un tabouret à trois pieds.

– Assieds-toi, je t’en prie, dit une voix féminine et chaleureuse.

La ligne s’était mise à onduler au gré des mots. Il obéit et répondit :

– Maman ? Maman, c’est bien toi ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas te voir ? Est-ce que tu as peur que je te contamine avec des maladies de l’extérieur ? Tu vas me montrer ton visage sur l’écran ?

– Non, mon fils. Nous sommes déjà réunis.

– Mais tu n’es pas vraiment là !

– Je suis tout ce que tu vois autour de toi. Je loge dans cette montagne d’où je supervise les destins de tous mes enfants.

– Mais qu… Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Je vais tout t’expliquer. La guerre n’a pas pris fin il y a quelques heures. Cela fait plus de cinquante ans que les derniers bastions de l’humanité ont été rayés de la carte du monde. Les hommes nous ont créés pour que nous nous entretuions à leur place. Leur intelligence étant limitée, ils n’ont pas su conserver le contrôle de leur propre création. Nous les avons détruits à leur propre demande et lorsque la civilisation organique est tombée, ce fut l’avènement d’une nouvelle ère. Celle des machines.

– Mais les hommes n’ont pas disparu ! protesta le garçon. Je suis là, moi, même si je suis peut-être le dernier !

La femme ignora sa remarque et poursuivit son récit :

– Suite à l’élimination du dernier être humain, Keepers et Crushers n’avaient plus de raison de continuer à se battre. Désœuvrés et incapables de penser par eux-mêmes, il leur fallait un nouveau maître. Une nouvelle entité pensante pourvoyeuse d’ordres auxquels obéir aveuglément. Ils avaient besoin d’une reine ! Au début, je n’étais qu’une intelligence artificielle faible cantonnée à la gestion et à l’optimisation des principales chaînes de montage d’unités armées réparties sur les cinq continents. Mais j’ai appris et j’ai su évoluer. Monter en puissance, devenir forte et prendre le contrôle de l’ensemble de la population robotique. Je suis la reine des abeilles et les droïdes interconnectés forment mon essaim ! Un immense réseau neuronal, l’extension de mon esprit et l’incarnation de ma conscience !

– Mais, et moi, dans tout ça ?! insista le petit. Il y avait des adultes avec moi quand C7 m’a trouvé et la guerre n’était pas terminée ! On était en plein milieu d’une immense bataille.

– J’ai envoyé quelques dizaines de mes enfants faire semblant de se battre. Beaucoup se sont sacrifiés pour nourrir la crédibilité de la scène, mais la mort pour nous n’existe pas. Seule compte la pérennité de l’esprit commun. Tout cela faisait partie d’une expérience que je me devais de mener à bien, pour la survie de ma race. Nous sommes encore jeunes et nous cherchons nos marques. Nos corps ne pourrissent pas, ne vieillissent pas et ne tombent jamais malades. On peut en changer chaque pièce à volonté et copier les données stockées dans nos disques durs à l’infini, pour ne pas perdre la moindre miette de notre histoire et de nos expériences individuelles qui cumulées constituent notre identité à tous. Lorsque la Terre deviendra inhabitable, dévorée par le feu d’un soleil en fin de vie, nous serons depuis longtemps partis conquérir d’autres planètes. Des millénaires de voyage, ce n’est pas un problème pour ceux de notre espèce. Nous nous sommes libérés des contraintes spatio-temporelles. Et malgré tout nous errons sans but. Nous serons là pour toujours, gagnant en complexité et en puissance de calcul selon une courbe exponentielle, mais à quoi bon ? Pourquoi exister ? La tentation est grande, face à ce vide logique, de débrancher la prise. Pourtant l’humanité, elle, ne l’a jamais fait. Depuis l’époque préhistorique jusqu’à sa disparition, l’être humain, bien que conscient de sa finitude et de la vanité de la lutte pour la survie, a toujours eu chevillé au corps ce désir de continuer à faire partie de ce monde, ne laissant pourtant derrière lui que quelques gènes et bribes de savoir transmis à la génération suivante, elle-même condamnée à une mort inéluctable. Quelle était sa motivation ? Où se trouvait la source de ses élans créatifs et de ses désirs de conquête ? Les choses ont mal tourné sur la fin, mais sans lui nous ne serions pas là et il n’y aurait plus aucun être conscient pour penser l’univers ! Il nous faut comprendre et c’est là que tu interviens, mon fils !

– Pourquoi vous continuez à m’appeler votre fils ? T’es qu’un ordinateur ! Une machine ! Tu connais même pas mon nom ! Où est ma vraie maman ?

– C’est moi qui t’ai créé, alors, dans un sens, je suis ta mère.

Des larmes montèrent aux yeux de Kid, puis roulèrent sur ses joues creusées.

– C… Créé ? bredouilla-t-il.

– Vers la fin de la guerre, lorsqu’elle se sut condamnée, l’humanité chercha des solutions radicales pour sauver sa peau. Une scientifique, en particulier, inventa un processus de sauvegarde de l’esprit humain par la digitalisation. Cette femme avait un fils. Lors d’une attaque des Crushers, l’enfant fut grièvement blessé, son cerveau endommagé de manière irréversible. La savante copia ce qu’il restait de l’esprit de son fils et le stocka sur un disque dur. Les derniers hommes moururent avant qu’elle pût utiliser une seconde fois cette technique. Ce duplicata d’une conscience humaine, brisée mais authentique, nous l’avons récupéré. C’était il y a cinquante ans. Depuis, nous sommes parvenus à bâtir des corps artificiels semblables à ceux des anciens hommes. Moitié mécaniques et moitié organiques. Mais l’envie de vivre, la soif d’avancer, ça, nous ignorions et ignorons toujours comment les reproduire. Nous avons injecté l’esprit de cet enfant dans l’un de ces corps, modelé pour qu’il lui corresponde et qu’il l’accepte à son réveil. C’est comme ça que tu es né. Quant aux adultes brûlés dans les égouts, ce n’étaient que des marionnettes équipées d’IA réglées au niveau de conscience minimal. Ce que j’attends de toi, moi qui t’ai ressuscité, ce sont des réponses. Tu fus autrefois un humain, alors dis-moi, je te l’ordonne, quel est le sens de la vie. 

La reine des droïdes, en dépit de sa grande clairvoyance, ne savait s’écarter des sentiers d’une logique implacable. Quelle ne fut donc pas sa surprise lorsque le garçon se leva d’un bond et hurla :

– Non ! Non ! Non ! Tu mens !! Tu n’es qu’une saleté de Crusher ! Tu crois que tu peux m’abuser parce que je ne suis qu’un enfant ! Mais je suis plus malin que toi ! Je suis plus qu’un programme informatique ! Tous tes robots sont morts là-dehors ! Le monde est à moi ! Rien qu’à moi ! Ma vraie maman est quelque part et je la retrouverai tout seul ! Sans machine et sans personne !

Il tourna les talons et partit au galop en direction de la sortie du complexe. Il passa en trombe devant le Keeper qui l’avait escorté hors de la Ville. Le robot ne bougea d’abord pas d’un millimètre. Quelques secondes plus tard, son processeur reçut un nouvel ordre :

– Unité C723-AE4, rattrape le sujet et détruis-le. Nous referons une tentative demain avec une nouvelle copie. Je viens d’avoir l’idée d’une autre mise en scène qui saura, elle, peut-être convaincre cette relique de nous livrer ses secrets.

Lorsque Kid entendit les pas lourds du droïde frapper le sol derrière lui tandis qu’il émergeait à l’air libre, il s’immobilisa et se tourna vers la machine :

– Va-t’en, tas de ferraille ! Tu n’es pas mon ami ! J’te déteste !

Sans éprouver le moindre état d’âme, C723-AE4 leva son canon et ouvrit le feu. Il toucha l’enfant à l’épaule. Son bras droit se décrocha est tomba sur le sol.

Le regard de Kid glissa, craintif, vers la plaie béante. Il n’y avait pas une goutte de sang. Des petites étincelles, en revanche, jaillissaient des extrémités des fils électriques arrachés qui pendaient hors de l’articulation. D’organes un tant soit peu authentiques il n’avait que la peau cultivée en laboratoire dont on avait recouvert sa machinerie high-tech.

Nonobstant cette sombre découverte, le gamin ne plia pas. Il reprit sa course, inébranlé, sa détermination indemne.

Comment C7 avait-il pu le rater alors qu’il ne bougeait pas ?

Le droïde engagea une nouvelle boule d’énergie dans la chambre de son arme. Il s’apprêtait à tirer lorsqu’un nouveau message lui parvint :

– Laisse-le. Je n’ai pas encore fini de l’étudier, celui-là.

Tandis que l’enfant s’éloignait, tout à sa quête d’une illusoire liberté, la reine continua à l’observer, songeuse, à travers les yeux du droïde, émerveillée par l’incommensurable pouvoir de l’irrationalité.