C’était Lola qui l’avait convaincu de tenter l’expérience. Duality, Inc. facturait le transfert à un peu plus de mille euros, si l’on venait seul, mais à seulement sept cents par tête si l’on amenait au moins une personne avec soi. C’était le coût du scan et du stockage d’une quantité insondable de données. La salle d’attente ne désemplissait pas. Ils avaient rendez-vous, mais la demande était telle et les plannings si remplis que des retards se formaient immanquablement et se cumulaient très vite. L’institut de recherche, devenu entreprise lucrative, gardait ses portes ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour faire face à l’engouement, compréhensible, qu’avait suscité l’exploit technologique né dans ses laboratoires d’informatique appliquée aux biotechnologies.

– Arrête de taper du pied, Sam, lui dit-elle en posant une main sur sa cuisse pour en interrompre les soubresauts. Après la vieille dame, ce sera enfin à nous.

Samuel et Lola entretenaient depuis la petite enfance une amitié sans faille. Ils avaient vingt-cinq ans désormais. Lui enseignait l’anglais dans un lycée général tandis qu’elle venait d’ouvrir une petite librairie spécialisée dans la bande-dessinée et les romans de science-fiction et de fantasy. On pouvait qualifier leur relation de fusionnelle. Une amitié qui confinait au lien familial. Frère et sœur d’âmes.

La porte de la salle de duplication numéro huit s’ouvrit en grinçant subtilement sur ses gonds.

– M. Clouvet et Mme Giraud, annonça le technicien échevelé qui venait d’apparaître dans l’encadrement, culs de bouteille sur le nez sous ses mèches poivre et sel.

Les deux amis se levèrent, leurs jambes engourdies d’être restées trop longtemps en position assise.

– Enfin ! souffla Samuel.

La moiteur de ses paumes trahissait sa fébrilité tout autant que le froncement de ses sourcils. Habitué à voir des clients anxieux au moment d’entamer la procédure, le technicien tâcha de se montrer rassurant :

– Ne vous faites pas de souci, ça ne fera pas mal. Il fera un peu chaud sous le casque, peut-être. Mais à part ça vous ne sentirez rien du tout.

Samuel hocha la tête, lèvres pincées.

Ce n’était pas tant l’opération en elle-même qui était à la source de son inquiétude, mais plutôt l’acte de trahison qu’il était sur le point de commettre.

L’homme referma la porte derrière eux et les invita à entrer dans deux cabines séparées aux socles blancs et aux parois translucides. Connaissant la question qui venait d’ordinaire à l’esprit des clients, il ne leur laissa pas le temps de la poser.

– Oui, vous pouvez garder vos vêtements. Il ne s’agit pas de douches, mais de scanners corporels. En moins de vingt secondes, ces machines transmettront à notre ordinateur central une carte complète en trois dimensions de vos structures cellulaires, fidèle à la molécule près. Cette copie digitale contiendra bien entendu l’ensemble de vos souvenirs, toutes les facettes de vos personnalités respectives et toute l’étendue de votre connaissance générale du monde. Nous disposons déjà des reproductions virtuelles de vos logements et de vos biens, reconstitués grâce aux centaines de photographies que vous nous avez fournies. Il ne nous restera plus qu’à y injecter vos doubles de pixels. Pour que l’expérience soit la plus concluante possible, nous réglerons vos copies de façon à ce qu’elles prennent vie à votre réveil demain matin. N’oubliez pas de vous vêtir, avant d’aller vous coucher, des pyjamas que nous vous avons remis lors de notre précédent rendez-vous. Nous habillerons vos alter ego de la même façon afin que vous et eux commenciez votre journée dans des conditions identiques.

– Nous savons tout cela, oui, dit Samuel. Mais si le processus est si rapide, pourquoi prenez-vous autant de retard ? Ça bouchonne dans la salle d’attente.

– Oh, mais tout simplement parce que nous sommes en France et qu’en dépit de l’apparente modernité de notre société, une étape demeure et demeurera toujours incontournable : le remplissage de la paperasse. Nous préférons que nos clients s’en acquittent sur place, pour éviter les fuites de données personnelles. La saisie, heureusement, est malgré tout numérique. Je vais vous laisser compléter tout cela tranquillement sur ces deux tablettes pendant que je peaufine quelques réglages de dernière minute. Mais avant cela, rappelez-moi en deux mots quels sont vos objectifs à tous les deux. C’est juste pour nos statistiques. Nous nous intéressons de près à nos taux de réussite et nous devons aussi vérifier que vos intentions n’ont pas évolué. Pourquoi avez-vous décidé de faire appel à Duality ?

– Toi d’abord, lança Samuel à son amie, pour s’accorder le temps de la réflexion.

– Hum, fit Lola, je nourris, depuis que ma mère m’a appris à lire, une passion pour la littérature. Je suis récemment devenue libraire, mais mon rêve véritable, au fond de moi, a toujours été de devenir écrivaine. Je n’ose pas me lancer. J’ai peur de l’échec, je suppose. Je souhaiterais que mon double se lance à ma place, pour voir ce que ça pourrait donner. Peut-être que je n’ai pas de talent. Si c’est ma copie qui se plante, j’en sortirai moins meurtrie, car son échec ne sera pas vraiment le mien. Et je n’aurai pas gaspillé mon temps en vaines tentatives.

– OK. Et vous, Monsieur ?

Samuel transpirait à grosses gouttes. Il s’essuya le front d’un revers de poignet.

– Ces fichus engins font grimper la température de la pièce d’au moins dix degrés quand on les met sous tension ! glissa le technicien pour essayer de le détendre. Les systèmes de refroidissement servent pour ainsi dire à que dalle !

Le jeune homme toussota pour s’éclaircir la voix, puis il dit :

– Et bien, je ne suis pas du genre très sportif. Un jogging par-ci, par-là, un peu de natation en Méditerranée l’été, et c’est à peu près tout. J’adore la montagne, mais je n’y ai pas mis les pieds depuis l’adolescence. J’ai toujours été fasciné par le Mont Blanc. J’aimerais un jour grimper jusqu’au sommet, mais je crains fort que cela dépasse mes capacités. Je n’ai jamais pratiqué l’alpinisme. Je ne voudrais pas me mettre en danger pour rien…

– Et c’est là que votre avatar entre en scène ! compléta l’employé.

– C’est ça, approuva mollement Samuel.

– Alors, c’est parti ! Vous me remplissez ces quelques documents légaux, puis on allume la mèche !

  

***
 

Biiip !

Biiip !

Biiip !

Bii…

Paf !

Samuel venait d’abattre un poing grognon sur le bouton sommital de son réveil. Quelques secondes et une dizaine de battements de cils contrariés lui furent nécessaires pour émerger complètement. Après un passage éclair dans la salle de bains pour se rafraîchir et se refaire une tête, il retourna dans sa chambre et s’assit derrière son bureau installé sous l’unique fenêtre de la pièce. Elle donnait sur la rue, en contrebas de son studio situé au septième étage de l’immeuble.

Il appuya sur le bouton on de son ordinateur portable après en avoir basculé l’écran en position ouverte. Il chercha un instant la bonne icône, perdue au milieu d’une dense forêt de logos. Après l’avoir débusquée, il double-cliqua sur le pictogramme en forme de bonhomme filiforme à deux têtes estampillé Both Ways, a Duality app.

Une fenêtre s’afficha où pouvait être diffusé un flux vidéo. Sur la droite, il y avait un alignement vertical de plusieurs boutons cliquables. La diode verte à côté de la webcam s’alluma tandis qu’une image se formait.

C’était un visage. Celui d’un jeune homme mal rasé aux paupières gonflées et aux cheveux en bataille. Il crut d’abord qu’il s’agissait du retour de sa propre caméra, façon miroir numérique, mais lorsqu’il se gratta machinalement le nez, son reflet se frotta le front du bout de l’index.

Le scan datait de la veille. Quelques heures de souvenirs séparaient déjà Samuel de sa copie, Samuel Bis. Ils avaient commencé à se différencier et n’étaient plus tout à fait la même personne. Mais cela ne nuirait pas au bon déroulement de l’expérience. Qu’étaient quelques heures comparées à vingt-cinq années de vie ?

– Salut, Sam ! lança Samuel sur un ton jovial, feignant de ne pas trouver perturbant le fait de s’adresser à soi-même. Comment tu te sens ?

– Heu… Salut, répondit Samuel Bis. Je ne suis pas sûr que nous devions échanger sur nos premières impressions. Enfin, je m’en fiche, mais c’était écrit, je crois, dans la procédure.

– Oui, tu as raison. Le but de ce premier contact, c’est juste de vérifier que la duplication a fonctionné. Tu sais ce qu’il te reste à faire ?

– Oui ! Corriger mes trois paquets de copies en retard !

– Ha, ha ! rit Samuel en jetant un coup d’œil vers le gros tas de feuilles posé à côté de son propre PC. J’ai ça à faire aussi. Mais je voulais parler du reste.

– J’avais compris, dit Samuel Bis. T’inquiète, je gère. On se recapte dans deux semaines, c’est ça ? Pour que ce soit concluant ?

– Entendu. Dimanche prochain, même heure, même endroit.

   

***
  

Biiip !

Bii…

Paf !

L’attente avait été insoutenable. Quatorze longues journées à faire comme si de rien n’était. Aller au lycée, faire les courses, parler avec les collègues, les potes, sans rien leur révéler de l’expérience en cours. Et il y avait Lola. Il l’avait vue plusieurs fois durant ces deux semaines. Ils avaient fait comme d’habitude. Discuté du boulot et de leurs vies culturelles. Elle n’avait pas dit un mot au sujet de Lola Bis et Samuel avait ravalé son envie de spéculer sur les agissements virtuels de son double. D’après les types de Duality, l’environnement dans lequel évoluaient leurs copies était une reproduction photoréaliste de tous les lieux que visitaient Samuel et Lola dans leur vie de tous les jours. Même les personnes qu’ils avaient l’habitude de côtoyer y étaient modélisées. Si on l’y avait autorisé, il aurait passé ses journées à observer l’autre comme un poisson dans son bocal.

C’était enfin l’heure. Samuel, réveillé depuis longtemps, bondit hors de son lit et se précipita derrière son écran. En quelques secondes, il fut connecté au réseau. Au moment où sa webcam se mit en route, celle de son clone s’activa de concert. Samuel Bis lui décocha un large sourire tandis que ses yeux à lui s’écarquillèrent de surprise et de satisfaction mêlées.

Son double n’était pas seul.

– Salut, Sam ! s’exclama Lola Bis, enjouée et serrée contre ce dernier. Espèce de petit cachottier ! Tu n’avais pas besoin d’inventer cette histoire de Mont Blanc. Ça faisait tellement d’années que j’attendais cette déclaration d’amour ! Comment pouvais-tu penser que je te dirais non ?

– Hé ! s’offusqua Samuel Bis, bien qu’elle ne se fût pas adressée à lui directement. Cachottière toi-même ! Tu aurais pu la faire toi, cette déclaration, puisque tu partageais mes sentiments !

Samuel ne put s’empêcher d’intervenir :

– Ne vous chamaillez pas, les amoureux ! L’expérience a marché, c’est l’essentiel !

– Oh, ça, dit Samuel Bis, on peut dire que ça a marché !

Il coula un regard en coin complice à sa partenaire qui se mit à rougir.

Samuel eut comme un pincement au cœur. Comment son alter ego avait-il fait pour trouver le courage de franchir ce pas qu’il n’avait jamais osé faire ?

Peu importait. C’était à son tour, désormais, de passer à l’action. Il regarda Lola Bis, aussi belle qu’au naturel, et lui dit :

– Et Lola, dans tout ça, la vraie, comment a-t-elle pris la nouvelle ? Est-ce que tu la vois, en ce moment, sur l’écran que vous partagez l’autre Sam et toi ?

Sa bouche se déforma en une petite moue embarrassée.

– Écoute, Sam, répondit-elle, l’autre Lola, celle de ta réalité, a mal pris le fait que tu lui aies menti au sujet de tes intentions. Nous nous sommes contactées, via le dispositif d’urgence, il y a deux jours. Elle, tout comme moi bien sûr, souhaitait vraiment faire cette expérience pour savoir si ça valait le coup qu’elle tente sa chance en tant qu’artiste. C’était censé durer des mois et c’est déjà fini, tout ça à cause de ton stratagème…

– Mais toi, tu n’es pas fâchée, puisque vous vous êtes mis ensemble !

– Vivre cette situation et la contempler depuis l’extérieur, ça ne fait pas le même effet je suppose. Nous attendions que tu te décides depuis si longtemps. La surprise, pour elle, a été gâchée et cela a dû ternir ses sentiments pour toi.

– Mais elle et toi, c’est pareil ! Vos réactions ne peuvent quand même pas être aussi éloignées !

– Dans la vie, tu sais, parfois, il suffit d’un mot, d’une seconde, pour tout changer…

– Oh, c’est bon ! s’emporta Samuel. Les divagations philosophiques d’un programme informatique, je m’en contrefous ! Je sais ce que j’ai à faire. Je vais aller lui parler moi-même, en personne. Quant à vous, j’espère que vous en avez bien profité, parce que l’expérience est terminée ! Un coup de fil aux mecs de chez Duality et c’est finito pour tous les deux ! Direction la corbeille !

Samuel Bis fut saisi d’effroi face à la perspective de se faire effacer. Lola Bis lui prit la main et la serra entre ses doigts. Elle avait un plan.

– Je sais que ton amour pour moi est sincère, Sam, dit-elle. Mais si tu souhaites avoir encore une chance de me conquérir, tu dois agir vite. Mon autre moi a décidé de t’oublier dans les bras d’un inconnu. Il est peut-être même chez elle à cette heure. Tu ferais mieux de te dépêcher.

Le pouce de Samuel resta en suspension au-dessus de l’écran de son smartphone, à quelques millimètres du mot Duality enregistré dans son répertoire. Il n’appuya pas et mit l’appareil dans sa poche. Il enfila un blouson par-dessus son pyjama, fit un bref détour par la cuisine, puis il se précipita dans la rue en chaussons.

Lola habitait à trois pâtés de maisons de chez lui. Ils avaient toujours été si proches et si loin à la fois. Il courut à toutes jambes et parvint, pantelant, au pied de son immeuble en moins de deux minutes. Il saisit une série de six chiffres sur le digicode et entra sans sonner dans le hall. Il grimpa au quatrième par l’escalier et posa sa main sur la clenche de l’appartement quarante-quatre. La porte s’ouvrit.

– Lo ! Lola ? Lola, je t’aime ! Tu es là ?

Oui, elle l’était forcément. Il fonça jusqu’à la chambre et y pénétra sans invitation avant de se heurter à un mur inopinément placé au pied du lit. Un mur en forme de golgoth aux biceps recouverts de tatouages tribaux.

– Qu’est-ce que tu fous là, toi ? grogna l’homme. Tu le connais, Lola ?

Recroquevillée sous les draps, penaude, elle ne savait que répondre.

– Dégage où je t’arrache la mâchoire, menaça le colosse.

– Comment t’as pu me faire ça, Lo ? demanda Samuel. C’est comme si je te l’avais dit moi-même…

– C’est cette expérience, Sam… Ça m’a retourné la tête. Je suis désolée. Je suppose qu’il est trop tard maintenant…

Imaginer cette brute se rouler sur celle qu’il avait tant désirée pendant que son double, lui, en faisait de même à sa place, cela dépassait les limites du supportable. La rage, en lui, atteignit son paroxysme. Il avait déjà pris sa décision avant de quitter son appartement pour les rejoindre. Il ne pouvait plus continuer de vivre à fleur de peau.

Il sortit le couteau qu’il avait glissé dans la poche de son manteau et se jeta sur le baraqué, mû par l’irrationalité de l’amour-passion et les affres de la jalousie. Il était déterminé à les tuer tous les deux.

Eût été cet homme d’une stature comparable à la sienne, son entreprise eût même pu se voir couronnée de succès. Mais les quinze centimètres et trente kilos de muscles supplémentaires que possédait ce Don Juan, probablement pêché sur un site de rencontres éphémères, empêchèrent Samuel de commettre un crime irréparable. Le type saisit son bras, lui tordit le poignet pour lui faire lâcher son arme et le convainquit en deux coups de poing, au ventre et à la tête, que c’était bien lui le mâle alpha.

Lola était en larmes et Samuel en sang. Craignant désormais pour sa propre vie, il prit ses jambes à son cou et détala jusqu’à chez lui, obligé en chemin d’affronter le regard des passants outrés qui détaillaient d’un œil torve sa figure tuméfiée et sa dégaine de paumé bagarreur. Certainement un alcoolique, devaient-ils penser.

De retour dans sa chambre-bureau, il s’affala sur sa chaise, devant son ordinateur, pour reprendre son souffle. Il massa sa mâchoire endolorie. Ses gencives baignaient dans un jus poisseux au goût de fer. Il compta ses dents avec sa langue, juste pour être sûr.

Les visages de Samuel Bis et de la Lola alternative s’étaient évanouis de l’écran.

Bah, songea-t-il, fataliste, qu’ils soient heureux. Au moins une partie de moi aura-t-elle obtenu ce à quoi elle aspirait.

Plié en deux à cause de la douleur qui lui vrillait l’estomac, il se leva et se dirigea vers la salle de bains, voûté et claudicant, pour s’y rincer et s’y éclaircir les idées à grands jets d’eau froide.

Il ne me reste plus qu’à passer les cinquante prochaines années à vivre mon propre bonheur par procuration. À suivre jour après jour les épisodes d’une série fleuve dont je serais l’acteur principal sans avoir le moindre souvenir d’en avoir tourné les épisodes. Ce ne serait pas si mal. N’est-ce pas ? Et puis, après tout, …

Une douce mélodie interrompit le fil de sa pensée.

 

There’s no time for us,

There’s no place for us…

 

C’était la sonnerie de son smartphone. Appel entrant. Un vieux classique de Queen. Son père lui avait appris, lorsqu’il était enfant, à apprécier les tubes des années quatre-vingt.

Où l’avait-il mis, déjà ? Ah, oui, sur la table de chevet.

 

Who wants to live forev…

 

– Oui, allô ?

– Bonjour M. Clouvet, comment allez-vous ? Je me présente, je suis Jade, du service client de Duality. Je suis navrée de vous informer que nous avons eu un problème avec votre copie.

– Elle se portait à merveille la dernière fois que je l’ai vue, soupira Samuel, las. C’était il y a même pas vingt minutes.

– Cela s’est passé dans cet intervalle.

– Et donc ?

– Euh… C’est en rapport avec la clause de non-effacement. Je pense que le mieux est que je vous laisse voir par vous-même. Je vous envoie un enregistrement de ce qu’il s’est passé de l’autre côté après votre départ précipité. Vous la trouverez sur votre compte Both Ways. Votre amie a reçu le même. Bon courage, Monsieur. Je vous souhaite une bonne journée.

– Au rev… Allô ?

La fille avait déjà raccroché. À l’américaine. Typique de ces boîtes liées au numérique de pointe.

Mon départ précipité ? Et mon intimité alors ? Ils nous vendent leur service soi-disant contre quelques centaines d’euros, mais, en réalité, c’est toute notre vie qu’on leur cède !

Samuel prit une minute pour se brosser les dents, puis il regagna la place qu’il venait de prendre la décision d’occuper, désormais, durant l’essentiel de ses heures de liberté.

Il ouvrit le message expédié par l’employée de Duality. Il contenait un lien vers une vidéo stockée sur les serveurs qu’on pouvait croire sans fond de l’entreprise. Il cliqua sur le bouton lecture.

La scène était filmée du dessus. La caméra bougeait autour de Samuel et Lola Bis comme si elle avait été accrochée au châssis d’un drone. Ils se trouvaient dans la version bis de la chambre de Samuel. Ils se disputaient.

– Mais tu espérais quoi, gueulait-il, en lui conseillant d’inviter le premier queutard venu dans son lit ? Ça t’excitait de savoir qu’il la sautait pendant que moi je te baisais ?

Ce langage interloqua Samuel. La veille encore, jamais il ne se serait imaginé capable de parler comme ça à Lola, in-app comme IRL.

– Me baiser, c’est tout ce que tu voulais, non ? Je suis sûr que tu ne m’aimes pas vraiment ! T’as juste fait une fixette sur moi pendant dix ans… Maintenant que c’est consommé, tu…

– Tu n’as pas répondu à ma question.

– Mais tu ne comprends donc pas ? L’autre Sam a pourtant été clair. De son point de vue, l’expérience est finie. Il va demander à Duality de nous supprimer de leurs serveurs. Les sentiments de l’autre Lola ont évolué. Elle ne veut pas être avec lui. J’ai dit la vérité. Ils ne supporteront pas que nous vivions un amour qui leur est devenu inaccessible.

– Elle aurait pu changer d’avis, rétorqua Samuel Bis. Si tu lui avais laissé un peu de temps au lieu de l’inciter à la débauche.

– Par ailleurs, n’oublie pas que les propriétaires des copies doivent débourser tous les mois une petite fortune pour pouvoir conserver leurs données. Nous ne sommes pas riches. Nous n’aurions pas pu payer. Enfin, ils n’auraient pas pu. Oh, et puis je ne sais plus…

– Mais il aurait pu la tuer !

– C’était ça le but, voyons ! En vertu de la clause de non-effacement, pour des raisons déontologiques, Duality est tenu, légalement, de ne pas effacer la copie de ses clients qui auraient la mauvaise idée de décéder pendant la durée de l’expérience. Si une personne existe en deux exemplaires, en perdre une est acceptable. C’est en tout cas ce qu’a décidé le comité d’éthique sur la duplication de la conscience humaine mis en place par le gouvernement. S’il s’agit de la copie numérique du moins. Mais si c’est l’original qui crève, les costards sur pattes ont tranché : cette personne est encore en vie dans un autre monde et l’effacer serait un assassinat.

– Tu comptais donc sauver ta propre peau pixellisée ? Et moi, alors ?

– Parce que tu vois une différence avec ce que nous étions de l’autre côté de l’écran ?

– Oui. Toi, tu es différente ! Je ne te croyais pas aussi calculatrice et cruelle. Nymphomane en plus ! L’autre Lola, c’est aussi toi, et elle n’a pas hésité à se taper un autre type sur un coup de tête !

– Et toi tu n’es qu’un salaud ! Comment peux-tu me parler de la sorte ?!

Elle sanglotait maintenant. La situation s’était si vite envenimée. Cette expérience les avait tous rendus fous.

– Rassure-toi, tu n’auras pas à supporter ma présence une heure de plus, asséna Samuel Bis. Tout est fini entre nous. Amour comme amitié. Je m’en vais. Adieu.

Il sortit en claquant la porte de la pièce, oubliant qu’il s’agissait de son propre studio.

Lola Bis pleurait désormais à chaudes larmes, assise sur le bord du lit. Elle tremblait de tout son être. Les bras croisés sur la poitrine, elle se balançait d’avant en arrière, en proie à un profond tourment.

Soudain, elle se leva d’un bond, fit quelques pas et envoya valser d’un revers de main l’ordinateur posé sur le bureau. Les mains de Samuel, mues par un geste réflexe, saisirent futilement le cadre de son propre écran pour l’empêcher de tomber. Elles restèrent accrochées là, paralysées par la tension du moment. Il la connaissait par cœur. Il ne savait que trop bien ce qu’elle s’apprêtait à faire.

Le hurlement terrible, perçant et désespéré, qu’elle poussa dans sa chute, provoqua un retour éclair de Samuel Bis. Il entra en trombe dans la chambre, si réel que Samuel s’attendait à ce qu’il se matérialisât physiquement à côté de lui. Il grimpa sur le bureau et s’y accroupit. Il se pencha dangereusement par la fenêtre pour voir ce qui se trouvait en bas. Lorsqu’il aperçut le corps, il fit un petit saut en arrière et faillit partir à la renverse et tomber sur le parquet. Il était devenu livide, le regard perdu.

Ce fut à ce moment que Samuel réalisa à quel point il aimait Lola. L’autre version de la jeune femme s’était trompée. Ce n’était pas qu’une fixette maquillée en amour. Il ne pouvait simplement pas vivre sans elle. Et son double, naturellement, partageait ce sentiment.

Samuel Bis se mit à genou sur la traverse basse de la fenêtre grande ouverte et demeura là, parfaitement immobile, une longue minute, dos tourné à l’objectif, au-dessus du vide, avant de basculer en avant pour rejoindre sa moitié sept étages plus bas.

L’enregistrement était parvenu à son terme. RIP Samuel et Lola Bis.

  

***
  

Samuel passa le reste de la journée enfermé dans sa chambre, tour à tour prostré, assis sur le rebord du lit, là où la Lola virtuelle avait vécu ses derniers instants, puis très agité, incapable de rester en place, faisant les cent pas sur le parquet qui poussait un gémissement insupportable à chaque fois qu’il y posait le talon. Il tentait, en vain, d’analyser la situation et de tirer les enseignements de ce qu’il était advenu de leurs avatars.

Il décida de se concentrer sur le présent et sur le futur proche. Il fallait réparer ce qui avait été brisé par sa propre faute. À vouloir jouer les apprentis-sorciers, on se brûlait les ailes. Il aurait dû le savoir.

Il tenterait tout ce qui était en son pouvoir pour se réconcilier avec Lola. Elle avait couché avec un autre. Ça lui faisait mal. Mais il devrait se comporter en adultes. C’étaient leurs copies qui étaient en couple à ce moment-là. Pas eux. Elle ne l’avait donc pas trompé. De toute façon, des plans cul, de son côté, il ne s’en était pas privé, même si ça n’avait jamais été plus que des amantes de passage. Rien de sérieux. C’était Lola qu’il avait toujours voulue. Elle aussi avait sûrement picoré à droite, à gauche, même s’il n’en savait rien. Ils s’étaient mis d’accord, bien des années auparavant, par un accord tacite. Jamais ils n’évoquaient cet épineux sujet.

Épuisé par tant d’émotions et la diète qu’il s’était imposée depuis la veille en demeurant cloîtré, il saisit son téléphone et s’affala sur la couette. Il prit son courage à deux mains et envoya un message à Lola :


Je suppose que tu as vu la vidéo. Est-ce que tu voudras au moins que l’on reste amis ?


Moins de deux minutes plus tard, il reçut une réponse :

 

J’ai besoin de temps. Je n’aurais pas dû faire ce que j’ai fait. On se voit ce week-end pour en parler, si tu veux bien.

 

Il poussa un ouf de soulagement. Il restait encore de l’espoir. Désormais elle savait et il savait aussi. Les masques étaient tombés et ils en avaient appris un peu plus sur eux-mêmes. Peut-être l’expérience n’avait-elle pas été vaine, après tout ?

 

Il était sur le point de céder aux sirènes d’un sommeil guérisseur lorsqu’il ressentit au fond de lui comme un appel. Il se redressa, descendit du lit et avança vers la fenêtre. Elle l’attirait irrésistiblement. Il poussa le bureau sur le côté et alla poser son front contre le carreau glacé. En bas, dans la rue, cheminaient quelques passants. Paris ne dormait jamais complètement.

J’ignorais que je pouvais me foutre en l’air, juste comme ça, sans crier gare. Je devrais peut-être aller voir un psy pour lui parler de ces tendances suicidaires que je ne soupçonnais pas.

Il leva la tête et regarda au loin. Son studio était minuscule, mais la vue y était imprenable. En plissant les yeux, on pouvait distinguer la Tour Eiffel, toute petite aiguille plantée dans le lointain paysage urbain. En cette heure tardive, elle était richement illuminée. Même à cette distance, on ne pouvait pas la louper.

Samuel fit trois pas en arrière, les yeux rivés sur le monument. Encore un et il sentirait la face latérale du matelas contre ses mollets. Il n’aurait plus qu’à se laisser tomber en arrière.

Mais il ne fit pas ce dernier pas. Devant lui, la Tour Eiffel s’était éteinte. Une panne de courant ?

Il avança de nouveau vers la fenêtre. La tour se ralluma. Puis il recula et elle s’éteignit encore. Il réitéra plusieurs fois la manœuvre et la magie s’opéra sans faillir. Il prit son téléphone et utilisa la caméra de l’appareil photo pour zoomer sur la Dame de Fer. Non, elle ne s’éteignait pas. Elle s’évanouissait carrément du paysage, puis réapparaissait à chaque fois qu’il allait vers elle. C’était comme s’il franchissait une limite invisible qui servait d’interrupteur.

Samuel, comme tous les jeunes hommes de sa génération, jouait régulièrement aux jeux vidéo. Il connaissait ce phénomène.

Du clipping. Dans de nombreux environnements vidéoludiques, pour économiser de la puissance de calcul, les objets distants ne s’affichaient que lorsque le personnage contrôlé par le joueur s’en approchait suffisamment.

Il fut pris d’une sourde angoisse lorsqu’il réalisa qu’il ne se souvenait pas vraiment d’être rentré chez lui le jour précédent. Ni même d’être sorti des locaux de Duality, après le scan intégral.

Il ouvrit son répertoire et décida d’appeler Lola, en espérant qu’elle n’était pas déjà couchée et qu’elle accepterait de lui répondre. Elle décrocha dès la première sonnerie.

– Lo ? Ça ne peut pas attendre ce week-end. Tu l’as remarqué toi aussi ? Je serai chez toi dans cinq minutes. Lo ? Je t’aime.