Moi, Nounours est une version revisitée, sous forme de nouvelle, de mon roman Nounours, écrit quelques années plus tôt, en 2017 – 2018.
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– Ah ! Te voilà enfin ! J’étais morte d’inquiétude ! Tu aurais pu m’appeler !

– Non, trop risqué. Il n’y a pas un bit de donnée qui n’entre ou qui ne sorte des locaux de Neurobotics sans être passé à la moulinette.

– Mais tu as pu emporter la machine sans te faire prendre ? Personne ne t’a vu ?

– Oh, si, bien sûr, mais comme je suis l’ingénieur en chef du projet et que j’ai de grandes jambes, personne n’a eu ni le temps, ni l’envie de me barrer le chemin pour me poser des questions. Alors, où est-il ?

– Mais juste ici ! Regarde.

– Mince, je ne l’avais même pas remarqué. Il est tellement… silencieux.

– J’ai fait installer le lit médicalisé dans le salon. Il n’y avait pas assez de place dans notre chambre. Il n’en a plus pour longtemps de toute façon. Les médecins ont dit que son cœur pouvait lâcher d’un instant à l’autre. Que ce serait mieux ainsi… Qu’il vive ses dernières heures à la maison plutôt qu’à l’hôpital.

– Tu ne devrais pas dire ça devant lui. Peut-être qu’il peut nous entendre. Qu’il est encore conscient…

– S’il ne l’est plus, alors tant pis. On aura tout essayé. Et s’il reste une petite étincelle, à l’intérieur, et qu’on réussit à la rallumer, il devra bien se confronter à la dure réalité lorsque le processus sera parvenu à son terme.

– S’il fonctionne. Ne te fais pas trop d’espoir. Tout cela reste très expérimental.

– Je connais les risques. On a pesé le pour et le contre pendant des mois. Allez, dépêche-toi avant que je me mette à pleurer. Je me suis faite belle pour quand il rouvrira enfin les yeux. Ses nouveaux yeux.

Ils avaient à la fois raison et tort à mon sujet, la fille et son ami. Si mon tympan droit s’acquittait encore vaillamment de sa tâche, moyennant quelques grésillements parasites, j’étais en revanche tout à fait sourd de l’oreille gauche. Elle avait brûlé en même temps que tout le reste. Yeux, visage, mains, l’entièreté de ma peau. Ce petit orifice sur le côté de mon crâne, autour duquel s’était évaporé tout cartilage, était le seul point de contact qui reliait encore mon moi intime au monde extérieur. J’étais prisonnier d’une carcasse difforme et incapable du moindre mouvement en dehors d’un réflexe respiratoire à peine perceptible.

– Voilà, dit Martin. Le casque est en place. Au moins, il ne risque pas de bouger pendant le scan !

Celui-là, il était censé être un ami de longue date. Je n’en avais cependant aucun souvenir. Ni aucune idée de ce à quoi il ressemblait. J’avais même oublié de quoi moi j’avais l’air avant l’accident.

J’étais parti fâché et défoncé d’une soirée trop arrosée un an et demi auparavant. Ivre mort, j’avais pris le volant aux alentours de quatre heures du matin et je m’étais pris un camion en pleine tronche en coupant trop sec un virage sur une petite route de campagne. Tant pis pour moi. Enfin, tout ça, c’était Ashleigh, la fille, qui me l’avait raconté. L’amour de ma vie et moi de la sienne, selon ses dires. Je la jugeais sincère. Si seulement j’avais pu me rappeler notre relation. Celle d’avant cette nuit où le feu de mon moteur défoncé avait tout effacé. Dissout dans les flammes. Vigueur de la jeunesse. Mémoire du passé. Au moins mon mutisme forcé lui épargnait-il la douleur que lui aurait causée la révélation de mon amnésie.

– Théo, me susurra-t-elle à l’oreille, es-tu prêt à débuter ta nouvelle vie ?

Si je ne me souvenais pas l’avoir aimée avant de m’être ainsi retrouvé à l’état d’épave humaine, il ne m’avait pas fallu longtemps, après, pour tomber amoureux d’elle. Perdu au milieu du néant, sa voix chaude, tendre et mélodieuse, je m’y étais accroché tel un marin qui au cœur d’une tempête nocturne, cramponné à la barre de son esquif malmené par les flots, garde les yeux rivés sur le fanal du phare salvateur.

Comme je ne pouvais ni acquiescer, ni émettre d’objection, docile souris de laboratoire, l’expérience suivit son cours avec ou sans mon accord. J’aurais voulu poser des questions depuis derrière mon mur de chair inerte. Ashleigh s’en chargea pour moi. Elle me connaissait mieux que moi-même et anticipait toujours mes requêtes, preuve supplémentaire peut-être qu’autrefois nos esprits s’étaient mêlés pour n’en plus former qu’un.

– Alors, Monsieur l’Apprenti-Sorcier, lança-t-elle à Martin, quel est la suite des événements ?

Une nouvelle vie… Mais pouvait-on encore appeler ça “la vie” ?

– Eh bien, répondit l’ingénieur, comprenant qu’elle voulait surtout qu’il commentât ses gestes pour que je puisse me les imaginer, je vais connecter le casque à mon ordinateur et initier la copie complète, à l’échelle atomique, du connectome de Théo.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire que nous aurons à disposition, sur ce disque dur d’un pétaoctet, la cartographie complète de toutes ses connexions neuronales à l’instant précis où je cliquerai sur le bouton. Une sorte de photographie ultra-détaillée de son cerveau. Une version digitalisée de sa personnalité et de ses souvenirs. Du moins de ce qu’il en reste…

Continuez ! N’arrêtez surtout pas ! Je suis encore vivant là-dedans ! J’étouffe ! Sortez-moi de là !

– Ça représente quoi, ça, un pétaoctet ?

– Mille téraoctets, soit à peu près mille disques durs standard. Inutile de te dire qu’on n’en trouve pas dans le commerce !

– Et ensuite ?

– Après, il n’y aura plus qu’à initier le transfert vers le nouveau corps. Enfin, vers le cerveau artificiel contenu dans ce nouveau corps. Un substrat sur lequel la copie sera à même de renouer avec le cours de son existence. De là, Théo devrait instinctivement réussir à prendre le contrôle de la machine à la manière d’un pilote aguerri. Vue, ouïe, toucher, préhension, proprioception, marche… Un homme neuf !

– Mais que ferons-nous de lui ensuite ? De son lui organique ? Est-ce qu’il n’existera pas, en quelque sorte, en deux exemplaires ? Pour assurer la… continuité, est-ce qu’il ne faudrait pas qu’on le… Enfin… On en a déjà parlé, mais à force de remettre cette décision à plus tard, on ne l’a jamais prise.

– Ce serait à lui de choisir, dit Martin. Ou à un membre de sa famille…

– Il n’a plus de parents. Pas de frères et sœurs. Je suis sa seule famille et je ne souhaite pas prendre cette décision.

Sa voix tremblait. Je me sentais indifférent au dilemme qui les agitait. Je n’avais qu’un seul désir : voir, crier et courir à nouveau !

Sauf que, seul mon double numérique profiterait vraiment de ces joyeusetés pendant que moi je continuerais à croupir dans mon propre cadavre en sursis… Alors…

– Ne t’inquiète pas, fit Martin, nous le laisserons en paix pour le moment. Nous pourrions avoir besoin de recommencer le processus plus tard, en cas d’échec.

– Tu penses que ça pourrait ne pas marcher ?

– Ça n’a jamais été tenté avant. Peut-être qu’il ne se passera rien. Ou qu’il ne supportera pas sa nouvelle enveloppe corporelle… Il pourrait même se montrer agressif. Nous en vouloir.

Ne vous inquiétez pas ! Je ne me souviens pas de mon corps. Ni de mon visage. Toute alternative à la noirceur des abysses, je prends !

– Martin !? s’exclama Ashleigh.

– Quoi ?

– Ça sent le brûlé, non ?

– Merde ! Ça vient du casque ! Il surchauffe ! Il faut initier la copie.

– Ça prendra combien de temps ?

– Moins d’une seconde !

Clic !

 

***

 

L’instant d’après, le calme du salon avait cédé la place aux ronflements d’un moteur à explosion. Je me trouvais toujours dans l’obscurité, mais je décelai tout de suite un changement de taille : les sons me parvenaient désormais en stéréo. Je n’étais plus sourd du tout.

– Ils sont toujours derrière nous ? demanda la voix d’Ashleigh.

J’y relevai des notes de panique.

– Non, je crois que j’ai réussi à les semer, répondit Martin. Provisoirement, du moins. Tu l’as allumé ?

– Oui, comme tu m’as dit, sans le sortir du sac.

– Parle-lui. Il faut que je reste concentré sur la route. Tu peux le sortir, mais couvre-lui les yeux. Il n’a pas vu de lumières depuis plus de dix-huit mois. Encore moins celle du jour. Le trop-plein d’informations, de stimuli, pourrait endommager son cerveau.

– Théo, me glissa-t-elle doucement, tu m’entends ?

Je savais ce que j’étais désormais. Un robot. Un être artificiel. Je voulus malgré tout prendre une inspiration, pour emmagasiner de quoi faire vibrer mes cordes vocales. Mais je n’en étais pas doté. Le haut-parleur logé au fond de ma gorge marchait à l’électricité et n’avait nul besoin de souffle d’air. Alors je tentai d’émettre un son le plus naturellement possible.

– A… Ash ! O… Oui, je t’entends.

Ma voix n’avait rien de mécanique. Elle était, au pire, générique. Éloignée ou non de celle d’avant, je n’aurais su le dire.

– Théo ! Mon Théo, c’est bien toi !? Alors, pendant tout ce temps, à l’hôpital, tu pouvais m’entendre !?

– Oui, je t’entendais. Mais j’étais incapable de te répondre. Navré de t’avoir tant fait souffrir.

– Tu n’y es pour rien ! Je suis tellement heureuse !

Je n’osai pas lui avouer que je ne me souvenais de rien de ce que nous avions vécu avant mon accident, alors je lui dis :

– Est-ce que tu pourrais me sortir du sac maintenant ? Que je puisse te regarder. Comment vous avez fait pour dénicher un sac aussi gros ? C’est un sac de couchage ? Une housse mortuaire ?

Elle ne répondit rien.

– Dis-lui ! l’encouragea Martin. Pas le choix.

Au bruit, je compris qu’il conduisait.

– D’accord, acquiesça-t-elle. Avant de te faire sortir, mon amour, il faut que je t’explique quelque chose. Tout ne s’est pas passé comme prévu.

– Mais… Le transfert a marché, non ? Le transfert de conscience…

– Il faut croire que oui ! Mais le prélèvement a eu lieu il y a déjà une semaine. Martin devait implanter la copie dans l’androïde sur lequel il travaille en secret depuis des mois dès le lendemain. Il aurait ensuite mis son patron devant le fait accompli. Mais ça n’a pas été possible. Il s’est fait virer de chez Neurobotics suite à l’emprunt non autorisé du casque-scanner. Son badge a été désactivé. Heureusement, comme tu le sais, depuis un an je travaille sur les chaînes d’assemblage de l’usine TechToys. Je t’ai raconté que c’était pour gagner de quoi financer ta longue hospitalisation, mais ce n’était pas tout à fait vrai. C’était notre plan B.

– Comment ça ? m’étonnai-je.

– La société TechToys s’est spécialisée dans la fabrication de jouets high-tech pour enfants. Son modèle numéro un s’appelle le N-Cub. En apparence, c’est un ours en peluche tout ce qu’il y a de plus classique, mais, à l’intérieur, c’est un concentré d’électronique et de technologies de pointe. Il peut apprendre, converser, se déplacer librement… On le croirait presque vivant.

– Et sa pièce maîtresse, embraya Martin, c’est le cerveau. Une innovation spectaculaire signée Neurobotics… On peut y implanter une IA dernier cri aux possibilités presque illimitées ! Une merveille, mais aussi une expérimentation. Un prétexte. Car l’unique but de ces joujoux est le test à grande échelle de la viabilité des substrats neuronaux que nous avons conçus. L’objectif, à terme, est de s’en servir pour la sauvegarde d’esprits humains et l’accès à une forme d’immortalité… Pour l’heure illégale.

Je me lassais de toutes ses explications.

– Et donc ?…

– Vois par toi-même ! s’exclama Ashleigh.

Une fermeture éclair coulissa au-dessus de ma tête et une main géante aux longs ongles rouges entra dans le sac en même temps qu’un flot de lumière. Elle m’attrapa sans ménagement par le torse et me souleva dans les airs, telle une déesse antique un misérable mortel.

Je ne sus ce qui provoqua l’aveuglement qui m’affligea durant une grosse poignée de secondes. La luminosité ou la beauté de la figure aux yeux d’émeraude et à la longue chevelure de jais qui venait de se matérialiser devant mes caméras oculaires ?

Je n’eus pas besoin d’autres éclaircissements.

– Alors, comme ça, vous m’avez implanté dans un vulgaire jouet ? Il ne vous reste plus qu’à m’appeler Nounours !

– C’était ça ou te laisser figé sur mon disque dur ad vitam aeternam ! fit Martin.

– Et mon vrai corps ? Vous en avez fait quoi ?

L’ingénieur coula un regard en coin par-dessus son épaule. Ashleigh et moi nous trouvions sur la banquette arrière.

Elle se racla la gorge et m’annonça :

– Le casque-scanner a dysfonctionné. Ce n’était qu’un prototype. Le processus de copie a entraîné une forte élévation de température. Ton organisme a mal réagi et ton cœur s’est arrêté. Comme l’avaient prédit tes médecins…

– Vous m’avez achevé en somme ! m’écriai-je, à moitié outré seulement.

Elle baissa les yeux, confuse.

– Ne sois pas triste, Ash. Je sais bien qu’avoir à tes côtés ce légume défiguré te révulsait. Bon débarras. Seul le contenu t’intéressait encore. Le voici devant toi.

– Tu… Tu te souviens que tu m’appelais “Ash” ? Je ne crois pas te l’avoir rappelé… Tu n’as vraiment rien oublié, alors ?

Elle était si belle. Je ne pouvais pas la décevoir.

– De ça, oui… Et, euh, aussi de…

Je voulus lui caresser la joue, mais me figeai lorsque mon bras entra dans mon champ de vision. Ou plutôt ma patte. Une patte d’ours à quatre doigts recouverte d’une épaisse fourrure brune. J’examinai le reste de mon corps. Le pelage était le même sur toute la surface. J’avais un gros ventre et des petites jambes. Des jambes que je pouvais remuer à volonté. Un autre aurait peut-être été horrifié à cette vue. J’étais extatique. J’allais enfin pouvoir reprendre contact avec le monde ! Je ne pouvais pas sourire, mais pourtant, à l’intérieur, je souriais de toutes mes dents.

À mes gesticulations, Ashleigh devina toute l’étendue de ma joie.

– Et ce n’est pas tout, dit-elle.

Elle chatouilla la paume de ma main toujours tendue vers elle. Une onde de choc fusa jusqu’à mon cerveau ! Chacune de mes pattes se terminait par un coussinet tapissé de petits capteurs sensibles à la pression. Je n’étais plus tout à fait humain, mais jamais je n’avais ressenti avec une telle intensité le bonheur d’être vivant !

PAN ! PAN ! PAN !

Des coups de feu. Derrière nous. La vitre arrière vola en éclats. Ashleigh s’était baissée juste à temps.

– Personne n’est blessé ? demanda Martin. Les privés enrôlés par mon boss ne lâcheront pas l’affaire ! Il est prêt à tout pour que les activités secrètes de Neurobotics ne finissent pas étalées sur la place publique. Ils auraient droit à un procès et adieu leurs doux rêves transhumanistes !

– Ils veulent nous tuer ? m’enquis-je.

– Bien sûr ! confirma l’ingénieur.

Ni une, ni deux, Ashleigh me refourra dans son sac à dos. Elle me déposa un baiser sur la truffe et me dit :

– Je t’aime, Théo ! Nous allons déjà devoir nous séparer, mais je ne serai pas loin. Tu auras besoin d’aide pour survivre et trouver comment recharger tes batteries. Tu ne seras pas seul. Trouvez-vous une bonne cachette et restez-y le temps que l’orage passe. Nous viendrons jusqu’à vous le moment venu. Vous êtes équipés de puces de géoloca…

– Ashleigh ! beugla Martin. Ils arrivent sur nous ! On traverse le fleuve ! J’ouvre ta vitre. Ils sont waterproof ! Balance-les ! Magne-toi !

Sans avoir eu le temps de lui dire au revoir, le sac même pas fermé, je m’envolai dans les airs par-dessus la rambarde d’un gigantesque pont à quatre voies.

PLOUF !

C’était l’hiver là-dehors. Il neigeait à gros flocons. Je ne sentis pas les morsures de l’eau glacée, mais je perçus que le froid ralentissait mes mouvements. Je savais encore nager, alors je me dirigeai vers la rive à vifs battements de crawl, tas de boulons poilu brinquebalé par le courant.

Je me retournai en entendant derrière moi des clapotis semblables à ceux que je produisais. Ash avait dit vrai. J’étais accompagné.

Un N-Cub à la toison rose pâle, dont la présence au fond du sac m’avait jusqu’alors échappé, vint me rejoindre sur l’herbe gelée. Nous nous assîmes côte à côte en nous tenant par la taille.

– Tu es folle, Ash. Mais qu’est-ce que tu as fait ?

– Après toute l’énergie que j’ai dépensée pour te récupérer, tu ne croyais quand même pas que j’allais te laisser filer aussi facilement…

Dans le lointain retentirent de nouvelles détonations, puis on entendit une puissante déflagration. Un véhicule venait d’exploser. Un panache de fumée noire s’éleva sur l’horizon.

L’ourse se serra encore un peu plus fort contre moi.

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