Les ravages de la Cinquième Guerre Mondiale ont rendu la Terre et ses colonies lunaires et martiennes inhabitables, leurs atmosphères et leurs sols souillés pour des siècles par les retombées radioactives et la pollution engendrée par les armes chimiques et bactériologiques. Après un voyage de trente générations à travers l’espace, un groupe d’un millier de survivants est parvenu à atteindre un nouveau monde, à la terraformer et à s’y établir. Ils ont nommé leur planète d’accueil Alat’eïa et y ont prospéré pendant mille ans. Bien sûr, des dissensions majeures ont vite donné naissance à de nouveaux conflits meurtriers. Deux factions s’affrontent depuis des lustres dans une lutte féroce pour le contrôle des mines d’osmium et des gisements d’iridium répartis le long de l’équateur : la Confédération des Colonies Boréales (CCB) et l’Alliance des Bases Australes (ABA). Pour couronner le tout, Jolè’o et Xelnè’o, les étoiles jumelles autour desquelles gravite Alat’eïa, sont sur le point de fusionner. Leur union transformera la surface de la planète en fournaise où nulle forme de vie ne pourra subsister. L’heure est venue, encore, pour l’Homme, de quitter sa terre nourricière. L’évacuation d’Alat’eïa est sur le point de commencer…

 

– Capitaine Auclair, le centre de commandement opérationnel nous informe que le canon est prêt à faire feu !

– Entendu, Lieutenant Stuart. J’allume les moteurs du vaisseau. La poussée sera rude à encaisser, mais sans elle nous ne disposerions pas d’assez de puissance pour nous arracher à l’attraction d’Alat’eïa. Tâchez de ne pas vous évanouir. Les chasseurs de l’Alliance s’apprêtent eux aussi à encadrer l’évacuation des leurs. Tout comme nous, les Alliés veulent être les seuls à rejoindre l’asile le plus proche, la vieille planète Terre de nos lointains ancêtres.

– Affirmatif, Capitaine ! Missiles armés. Préchauffe des mitrailleuses laser terminée. Parée à engager les cibles ennemies.

Andrew Auclair, trente-cinq ans, se trouve aux commandes de l’un des mille sept cents chasseurs confédérés chargés d’escorter la file interminable de navettes dans lesquelles ont embarqué les civils de l’hémisphère nord. Le lieutenant Farah Stuart, assise à l’arrière et en hauteur dans un fauteuil pouvant tourner à trois cent soixante degrés, occupe le poste de tir, juste au-dessus du cockpit. Ils ne sont que deux à bord du petit vaisseau de combat, aussi véloce et robuste que maniable et puissant.

Farah dispose d’un large hublot, demi-sphère translucide fixée à la carlingue, comme un dôme posé à la verticale de son casque. Elle jette un regard circulaire tout autour d’elle. Leur chasseur est arrimé à la paroi de l’immense cylindre qui constitue la gueule du canon d’évacuation. Des milliers d’autres vaisseaux de tous gabarits sont accrochés le long du tube, myriade d’insectes métalliques parés à décoller.

Déclenchement de la poussée dans deux minutes, dit la voix du Commandant de la flotte confédérée.

– Vous pensez que nous trouverons quoi, Capitaine, sur la Terre ? Les disques d’histoire affirment que l’air n’y est plus respirable et que le feu nucléaire y a rendu les terres stériles.

– Vous vous inquiétez pour rien, Lieutenant. Nous n’avons pas le choix. Parmi toutes les planètes semblables à Alat’eïa, la Terre est de loin la plus proche. Deux mille ans se sont écoulés depuis l’exode de nos ancêtres. Qui sait comment elle a pu évoluer ? De toute façon, nous disposons des outils nécessaires à sa purification. La Terre elle-même peut être terraformée comme l’a été Alat’eïa, deux fois plus vaste, avant elle.

– À condition que les chasseurs de l’Alliance n’abattent pas un trop grand nombre de nos astronefs scientifiques. Sans les technologies qui y sont embarquées, nous…

– Il suffit, Lieutenant ! Notre rôle est de les protéger et nous ne faillirons pas à notre tâche.

– Compris, Capitaine !

Le cylindre titanesque se met soudain à vibrer.

Poussée dans une minute…

Andrew procède à quelques ultimes vérifications et rétracte les pieds du chasseur. L’ensemble des capitaines de la flotte en font de même et tous les vaisseaux confédérés, reconnaissables à leur fuselage argenté, se rapprochent de l’axe central du canon, désolidarisés de ses parois.

… sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un, mise à feu !

Le lanceur cyclopéen se met à trembler de toutes parts tandis que s’élève depuis sa base, enfouie à plusieurs kilomètres de la surface alat’eïenne, une gigantesque boule d’énergie. Elle monte lentement, jusqu’à atteindre la flotte qu’elle englobe et avale tout entière. Pendant un peu moins de deux secondes, le temps semble s’arrêter, puis la boule, d’abord transparente, se pare d’une couleur laiteuse. Elle reprend son ascension et accélère rapidement, jusqu’à une vitesse considérable, emportant en son sein transports et chasseurs.

À deux kilomètres d’altitude, la bouche du canon s’ouvre sur le noir de l’espace qu’illumine le duel sororicide des étoiles jusque-là sources d’énergie vitale. La boule émerge du tube à plus de vingt kilomètres par seconde, se disloque et libère la flotte qui bientôt se disperse.

Farah songe au long périple qui les attend. Contrairement à leurs ancêtres dont seuls les lointains descendants ont eu la chance de voir le bout du voyage, les Alat’eïens disposent de modules de stase installés à bord de tous leurs appareils. Ils enclencheront les pilotes automatiques, ralentiront leurs métabolismes jusqu’au seuil de la mort et mettront leurs consciences en pause, ne se réveillant que ponctuellement pour s’assurer qu’aucune avarie ne met en péril leur longue migration.

La jeune femme tourne la tête sur sa gauche et contemple pour la dernière fois Alat’eïa, le monde qui l’a vue naître. Un mélange de peine immense et de profonde excitation lui saisit les entrailles. Le canon a projeté le chasseur à plusieurs centaines de kilomètres d’altitude. Le dispositif de lancement est encore bien visible, cylindre monumental saillant haut au-dessus des plaines enneigées de Zetn’eïo, la principale masse continentale de l’hémisphère nord.

À quelques milliers de kilomètres au sud-est, un dispositif de dimensions comparables semble jaillir du sol, en plein centre du plus vaste des hauts plateaux dont sont parsemées les jungles sans fin de Xamhè’o, terres des principales ethnies composant le peuple de l’Alliance. L’extrémité du canon ennemi s’embrase à son tour, générant un flash lumineux d’une aveuglante intensité. Farah abaisse la visière anti-rayonnement de son casque sans pour autant quitter des yeux la boule d’énergie qui perce l’atmosphère tel un antique boulet de canon un nuage. Lorsqu’elle se dissipe et que la pénombre reprend ses droits, l’essaim paré de bronze des vaisseaux de l’ABA se matérialise sur fond de vide étoilé.

À vingt-huit ans, Farah est une guerrière chevronnée. Elle a affronté les soldats de l’Alliance sur tous les terrains. En tant que simple soldate, d’abord, armée d’un fusil à impulsions, dans les rues de la capitale nordiste assiégée. Au fond des mers, ensuite, chevauchant un scooter sous-marin lance-torpilles lors de la bataille décisive de la Fosse de Yandern’è, à l’issue de laquelle la Confédération s’est arrogé par la force le droit d’exploiter les sources géothermales situées à la frontière entre les deux méganations, au cœur de l’Océan Équatorial. Dans le ciel, enfin, comme sentinelle, entre terre et espace, où elle pilotait son propre monoplace à canons plasma. Elle y a acquis une solide réputation en tant que tireuse d’élite, assurant comme personne la sécurité des frontières confédérées. Expérimentée et, partant, débarrassée de sa prime naïveté, elle glisse tout de même à son supérieur, pour appliquer à leur situation une petite touche d’espoir :

– Peut-être vont-ils renoncer à engager le combat. Nous partageons un même but : trouver une nouvelle maison. Ce serait un jour idéal pour faire la paix…

– Vous pensez vraiment que c’est possible, Lieutenant ?

– J’aimerais que ça le soit…

Au moment où elle prononce ces mots, une alarme retentit, suivie d’une annonce du Commandant de la flotte, prononcée depuis le vaisseau amiral :

Alerte à tous les personnels militaires ! Nous détectons une forte activité sismique dans la région du canon de lancement ennemi. Il ne s’agit pas d’une seconde vague d’évacuations. Nous escomptons une attaque imminente et l’utilisation d’une arme de destruction massive. Votre devoir est de protéger le convoi. Préparez-vous à combattre !

– Capitaine ! Les bâtiments civils de la flotte ennemie s’éloignent de la trajectoire d’évacuation optimale et leurs chasseurs se dirigent droit sur nous !

Andrew est l’un des meilleurs pilotes de l’armée confédérée. Farah lui fait confiance autant que lui se fie à ses talents d’artilleuse.

Roger that, Lieutenant ! s’exclame le capitaine tout en virant sec à bâbord d’une franche inclinaison du manche.

Farah encaisse les G tout en gardant l’œil rivé sur son écran radar. L’espace, devant eux, s’emplit déjà de lignes pointillées jaune vif et de longs traits lumineux écarlates. Difficile de savoir qui tire sur qui.

– Vaisseaux ennemis à portée de tir ! s’écrie-t-elle tandis qu’ils approchent du dogfight.

Le champ de bataille se constelle d’explosions aussi impressionnantes que silencieuses.

– Feu, Lieutenant ! Feu !

De ses deux index, la militaire écrase les gâchettes de tir, projetant devant eux une salve de rayons lasers dévastateurs et une succession de charges ioniques. Deux chasseurs de l’Alliance volent en éclats tandis qu’un astronef de six cents mètres de long, éventré, se vide de son air. L’appareil confédéré percute de plein fouet une nuée de corps qui se débattent, en vain, brassant le vide meurtrier de leurs membres où le sang s’est mis à bouillir.

TZIIIING !!

– On est touchés ! hurle le capitaine. Visuel ?

Leur coque argentée ne présente qu’une éraflure superficielle.

– Rien de grave ! constate Farah. Mais le scanner indique qu’une importante quantité de matière monte vers la surface d’Alat’eïa, sous le site de lancement de L’Alliance. Sa signature thermique est anormale. La température interne du canon dépasse les trois mille degrés.

– Alors, c’est un…

BAAAM !

Une torpille hypersonique heurte le flanc droit de l’appareil. Même s’il avait vu le chasseur ennemi, Andrew n’aurait pas pu éviter l’impact.

– Merde ! jure-t-il. Notre électronique a pris cher. J’ai perdu le contrôle. L’ordinateur de bord a enclenché le pilote automatique. Impossible de le désactiver !

Au même moment, une immense sphère rougeoyante fuse hors du canon de l’Alliance, pulvérisant tous les astronefs confédérés et les quelques traînards alliés qui ont le malheur de se trouver sur sa route. La flotte de la CCB est décimée. Les vaisseaux de combat de bronze se chargent d’achever les transports encore en état de voler et de traquer les derniers chasseurs d’argent. Au vaisseau amiral s’est substitué un nuage de débris en apesanteur.

Le missile de la taille d’une petite lune s’éloigne d’Alat’eïa à une allure vertigineuse et fonce droit sur l’orbe incandescent de Jolè’o. Les vaisseaux alliés se sont immobilisés. Plus personne ne prête attention au petit chasseur argenté qui s’écarte furtivement du théâtre des hostilités.

– Andrew ! L’impact va déclencher la fusion des étoiles ! Personne ne survivra à la déflagration ! Pourquoi ces qpel’eïas de l’Alliance ont-ils bâti cette arme secrète pour se tuer eux-mêmes avec ?!

– Quoi qu’il arrive, Farah, souviens-toi que je t’aime.

– Je t’aime ! Au moins, nous mourrons côte à côte.

La hiérarchie est morte. Les amants n’ont plus aucune raison de continuer à jouer au capitaine et au lieutenant.

La boule s’écrase sur Jolè’o qui enfle sous le choc. Son feu vient lécher la surface de Xeln’èo, dans un dernier baiser fraternel.

– Protège tes yeux ! crie Andrew.

Un déluge de photons s’abat sur les ténèbres du vide infini. Puis tout s’éteint.

– Qu’est-ce qui se passe ? demande Farah.

Andrew pianote sur son clavier et répond :

– La masse des astres rassemblés était si grande qu’ils se sont effondrés sur eux-mêmes !

– Mais, alors, c’est un trou noir qui est en train de se former !

– Oui, et il nous attire déjà à lui ! Rien ne peut lui résister. Pas même la lumière.

Farah détache ses sangles de sécurité et entreprend de défaire sa combinaison.

– Qu’est-ce que tu fais ? demande Andrew.

– Déshabille-toi et rejoins-moi dans le compartiment arrière.

– Pourquoi faire ?

– Je veux m’unir à toi une toute dernière fois. Avant la fin.

Andrew se tourne vers la flotte alliée. Le monstre l’aspire déjà goulûment, tel un tamanoir une colonie de minuscules fourmis. Le capitaine s’extrait de son fauteuil et s’en va retrouver sa compagne dans l’étroit habitacle où est installée la cabine de stase qui s’apparente à un simple lit. Nue, Farah en a déjà soulevé le couvercle. Il finit de se dévêtir, puis ils s’étendent l’un contre l’autre.

Désirez-vous déclencher le processus de mise en sommeil prolongé, Capitaine ? demande la voix de synthèse de l’ordinateur de bord.

– Non, répond-il. Laisse-nous.


Tandis qu’ils s’étreignent et que, sans qu’ils puissent même s’en rendre compte, leurs organes s’étirent et se déforment sous l’effet de la gravité, le chasseur s’engouffre par-delà l’horizon du trou noir.

Andrew et Farah ondulent et se distordent. Leurs corps se mêlent et ne forment plus qu’un. Le temps et l’espace communs n’existent plus. Les consciences se disloquent et se reconstruisent au gré des fluctuations quantiques. Il n’y a plus ni haut, ni bas. Ni futur, ni passé. Les amants restent accrochés, à la seule force de leur amour, de leur volonté et de leur désir de vivre, coincés quelque part entre la septième et la onzième dimensions. Leurs esprits s’accouplent et se combinent aux données des ordinateurs embarqués qu’ils captent au vol, tels des filets à papillons, entre les feuillets des réalités parallèles.

L’Alliance a tenté de mettre en place un moyen infaillible de devancer la Confédération dans la reconquête de la Terre. Ce n’est pas un trou noir qu’ont voulu faire naître ses ingénieurs, mais un trou de ver. Un portail entre deux points de l’espace éloignés de plusieurs milliers d’années-lumière, engendré par une courbure excessive de l’espace-temps, comme on fait se rejoindre deux bords opposés d’une feuille de papier en la pinçant entre le pouce et l’index.

On a longtemps pensé qu’il était impossible de survivre à une telle traversée. Et pourtant…

Les êtres maintenant confondus de Farah et d’Andrew accèdent à un degré encore inconnu, purement cénesthésique, de compréhension des mécanismes régissant le fonctionnement de l’Univers. Leurs yeux n’existent plus, mais ils voient. Leur trajet leur apparaît, reconstruit en trois dimensions, comme l’ascension d’un obscur tunnel vertical, sombre, aux parois luisantes, logé au sein d’une plus vaste structure, chaude et accueillante. Le chasseur est de nouveau opérationnel. Un obstacle se présente devant eux contre lequel s’écrasent les derniers vaisseaux de l’Alliance. Farandrew ouvre le feu. Le bouchon se décompose et l’aéronef poursuit sa progression. Il entre alors dans un espace plus vaste, inhabité.

Quand plusieurs chasseurs de bronze émergent à six heures, Farandrew accélère et s’engage dans un nouveau couloir, étroit, qui s’incurve sur la gauche. En contrebas se niche une boule microscopique. Le voilà ! Nous serons les premiers !


L’espace-temps se stabilise soudain. Les corps se désunissent. La matière se rassemble et passé, présent et futur retrouvent leur alignement ordinaire.

– Tu vas bien ? demande simplement Andrew à sa compagne.

– Oui. Nous avons joui en même temps, je crois.

– Oui… Il me semble aussi. Et on est en vie. Allons voir ce qui se passe dehors.

Sans se donner la peine de se couvrir, chacun regagne son poste et ensemble ils découvrent un spectacle aussi terrifiant que grandiose.

Autour d’eux flottent des centaines d’épaves de vaisseaux, confédérés comme alliés. Ou plutôt des fragments, à peine reconnaissables, d’ailes, de propulseurs et d’instruments de bord imbriqués, fondus les uns dans les autres, création cubiste d’un artiste fou. À la surface de ces assemblages courent des veines le long desquelles palpitent des organes monstrueux qui n’ont plus rien d’humain.

Derrière ces amas discordants privés de leurs logiques primitives, il est là, droit devant : l’Ovule Originel.

Dix millions d’années se sont écoulées depuis leur départ d’Alat’eïa. Le chasseur d’Andrew et de Farah est sorti intact de la vulve stellaire, comme si l’Univers avait voulu qu’ils soient les seuls à remettre les pieds sur la planète bleue de leurs ancêtres. C’est à eux qu’incombera la charge d’assurer la survivance de leurs gènes en repeuplant un monde où le temps a nettoyé les erreurs du passé.

Ils l’ignorent encore, mais, ce travail, ils l’ont déjà commencé.