Bien que les néophytes croient qu’il n’existe pas plus de cinq livres disponibles sur l’escrime moderne, en cherchant bien, on réalise rapidement qu’il en existe des dizaines, certains réellement passionnants. Naturellement, il y a quelques concessions à faire. Accepter de lire en anglais, entre autres, car le plus gros de la littérature escrimistique nous vient du monde anglophone. Il n’y a à ma connaissance qu’un seul éditeur au monde spécialisé dans l’escrime : Swordplay Books, une petite maison d’édition new-yorkaise gérée par Stephan Khinoy, un maître d’armes retraité et ancien prof de littérature. Bien entendu, ses livres sont tous écrits en anglais. Tout cela pour dire que l’ouvrage que je vais vous présenter aujourd’hui est en anglais et n’a pas été traduit en français. Il n’en demeure pas moins très intéressant et facile à se procurer grâce à cet outil formidable que l’on nomme Internet et qui permet de recevoir chez soi en quelques jours des livres imprimés au bout du monde. Il s’agit de l’autobiographie de l’épéiste canadienne Sherraine Schalm, publiée en 2005 par Fitzhenry & Whiteside, intitulée Running with Swords. Le livre est signé Sherraine MacKay, car elle était à l’époque mariée et a par la suite divorcé. Avant de parler du contenu, arrêtons-nous un instant sur le titre. Je crois qu’il s’agit d’un jeu de mot construit à partir de l’expression américaine “running with scissors” qui signifie prendre un risque inconsidéré, ce que l’on fait par exemple en courant avec des ciseaux à la main (pour ceux à qui cela évoque quelque chose, l’éditeur du jeu vidéo plus que douteux Postal, sorti il y a quelques années, portait le nom de cette expression). En effet, se lancer dans une carrière d’escrimeur de haut niveau est un sacré pari sur l’avenir, car il n’y a guère d’argent à gagner dans un sport mineur comme le nôtre.

Sherraine Schalm est née en 1975. Épéiste de haut niveau depuis de nombreuses années, elle est toujours active aujourd’hui en tant que compétitrice sur la scène internationale et sera en piste à Londres lors des prochains Jeux Olympiques. À contre-courant de ce qui se fait en général dans le sport, au beau milieu de sa carrière, en 2004, elle décida d’écrire un livre retraçant d’une part ses débuts et d’autre part le détail de son parcours en Coupe du monde lors de la saison 2003-2004 qualificative pour les Jeux d’Athènes, suivi du récit de ses impressions lors de ladite olympiade. Le ton de l’ouvrage est très féminin et se concentre plus sur les sentiments et la psychologie d’une sportive de haut niveau que sur la description technique de matchs ou le listage de scores. Sherraine nous parle de sa vie d’escrimeuse internationale, mais ne nous propose pas un almanach sportif de sa carrière (vous venez de penser à Marty MacFly en lisant ce mot, hein ? ^^). Sans trop en dévoiler sur le contenu, le Canada n’étant pas une grande nation d’escrime, lorsque Sherraine a réalisé qu’elle avait le potentiel pour rivaliser avec les meilleures mondiales, c’est vers la France, ses centres d’entraînement de haut niveau et ses maîtres d’armes prestigieux (Daniel Levavasseur en particulier) qu’elle s’est tournée afin de développer ses aptitudes. D’où une installation en région parisienne et des passages fort savoureux sur les habitudes gastronomiques et tabacologiques des Français et sur l’amabilité légendaire des Parisiens. Quant à la deuxième partie de l’ouvrage concernant la qualification olympique et l’atteinte du rêve suprême pour un athlète – obtenir son billet pour les Jeux et loger dans le Village Olympique aux côtés de l’élite sportive des cinq continents avant de peut-être décrocher une breloque – je ne vous en dis pas davantage. Je vous laisse découvrir à la lecture du livre quelle a été l’issue de l’affaire pour la tireuse d’Outre-Atlantique. Malheureusement, le récit s’arrête à l’issue des Jeux et c’est plus tard, entre 2005 et aujourd’hui, que Sherraine a obtenu ses meilleurs résultats : médaillée de bronze aux Championnats du monde de Leipzig en 2005, vice-championne du monde en 2009 à Antalya, première au classement général de la Coupe du monde en 2006 et médaillée d’or aux Jeux Panaméricains en 2008, auxquels s’ajoutent plusieurs victoires en Coupe du monde. Une brillante épéiste en somme, écrivaine à ses heures, qui nous offre grâce à ce livre une plongée passionnante dans la vie d’une escrimeuse de haut niveau. Un must-read.

Un point en particulier a retenu mon attention à la lecture du volume. Nombre de sportifs, mais aussi d’artistes, évoquent dans leurs écrits un concept fascinant, celui de “Zone”. Des livres entiers lui sont consacrés (notamment de Damien Lafont, publié chez Amphora, mais qui ne m’a pas tellement emballé ; les témoignages de sportifs sont plus intéressants). Il s’agit d’une disposition d’esprit qui, lorsqu’elle est atteinte, donne le sentiment d’être en parfaite maîtrise de son sport ou de son art sans avoir à fournir un réel effort physique ou intellectuel. Je pense que tout sportif, même amateur, a déjà éprouvé cette sensation au moins une fois, à l’entraînement ou en compétition. Pour prendre l’exemple de l’escrime, tout tireur a en mémoire au moins un match contre un adversaire de même niveau ou plus fort que lui, au cours duquel il s’est senti invincible et a remporté facilement la victoire sans s’être véritablement donné, alors qu’un autre jour, malgré des efforts acharnés, il se serait peut-être fait balayer. Chaque touche a simplement atteint sa cible avec précision, presque naturellement, et la distance était toujours la bonne, l’escrime fluide et esthétique tout au long du combat. Avec un peu de chance, cette incursion dans la Zone peut durer tout le long d’une compétition où chaque adversaire se retrouvera impuissant face à vous alors que la veille il vous aurait peut-être battu sans aucune difficulté. Toutefois, d’après les différents témoignages que j’ai pu lire et d’après ce que ma propre expérience m’a enseigné, les conditions requises pour entrer dans la Zone sont plus faciles à atteindre à l’entraînement où il y a moins de pression néfaste qu’en tournoi. Sergei Golubitsky, dont j’ai déjà parlé, évoque cette notion dans Fencing is my life. Sherraine Schalm en fait de même dans Running with Swords et décrit la Zone avec une expression qui m’a semblé correspondre tout à fait à la réalité : “a numb awareness”, mot-à-mot “un état de conscience engourdi”. Dans la Zone, un athlète a parfaitement conscience de tout ce qui l’entoure, sait analyser dans le détail en une fraction de seconde la situation de jeu dans laquelle il se trouve, mais il n’a pour cela pas besoin de se concentrer outre mesure. Les gestes à effectuer viennent d’eux-mêmes et le sportif est libéré de toute tension parasite. D’où une impression de planer. Le même phénomène est décrit par beaucoup d’artistes et d’écrivains en particulier, via la notion d’écriture automatique, très en vogue chez les auteurs du dix-neuvième. Victor Hugo, me semble-t-il, s’intéressait à ce sujet. Cela consiste à entrer dans un état mental permettant d’écrire sans y penser en se laissant entraîner par sa plume ou en laissant presque librement ses doigts courir sur le clavier. Les personnes ayant pratiqué l’écriture automatique affirment avoir redécouvert avec étonnement le lendemain ce qu’ils avaient écrit la veille en se demandant comment ces pages d’anthologie avaient bien pu sortir de leur cerveau. Je crois qu’une partie de l’entraînement suivi par les sportifs de haut niveau consiste à chercher des moyens d’entrer à volonté dans cette disposition mentale les jours de grandes compétitions. Bien sûr, il ne faut pas espérer devenir un champion en apprenant simplement à entrer dans la Zone. Mais à niveaux techniques et conditions physiques proches, atteindre cette “numb awareness” est une clé possible pour dominer son adversaire qui sera alors impuissant face à vous et se demandera pourquoi il n’arrive pas à vous toucher alors qu’il fournit tous les efforts du monde pour produire sa meilleure escrime.

Mais trêve de digressions. Pour terminer et pour en revenir à Sherraine Schalm, j’ai eu l’occasion de la voir tirer récemment lors de la Coupe du monde de Saint-Maur (2012). Laura Flessel, qui m’a donné envie de commencer l’escrime après sa victoire à Atlanta en 96, était présente elle-aussi. Les Jeux de Londres approchent à grands pas. J’attends avec impatience une finale Flessel-Colovic FRA vs Schalm CAN !

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