Le trope de la princesse en détresse déconstruit et revisité
Publié le 3 août 2024
Le visual novel n’est pas forcément mon genre de prédilection. Pour qu’un jeu de ce type m’intéresse, il faut vraiment qu’il présente des qualités artistiques remarquables et c’est le cas de Slay the Princess, le titre de Black Tabby Games (« Les Jeux du Chat Noir Tigré »), petit studio canadien fondé en 2019 par le couple de développeurs formé par la graphiste Abby Howard et son mari Tony Howard-Arias, qui s’occupe de l’écriture et du game design.
Sorti le 23 octobre 2023, Slay the Princess est un jeu narratif à choix mêlant horreur visuelle et dialogues humoristiques, le tout dans un univers hors du réel, avec un petit côté méta à la The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013). On ne voit jamais vraiment le protagoniste que l’on incarne. En vue à la première personne, toujours face à des tableaux fixes contenant très peu d’objets animés, on débute la partie dans une forêt obscure où la voix d’un narrateur invisible nous enjoint de progresser jusqu’à une cabane isolée, plantée au sommet d’une colline. On nous dit qu’une princesse y est détenue et que nous devons absolument lui régler son compte, sans quoi ce sera la fin du monde. Une fois devant la prisonnière, enchaînée à un mur par le poignet, on a tendance à se laisser attendrir. Elle semble toute mignonne et fragile. On a envie de l’aider, car c’est ainsi qu’il convient d’agir, d’ordinaire, lorsqu’on est un héros de jeu vidéo. Les dialogues avec le narrateur et la princesse nous laissent le choix de le faire ou non. On nous propose une dague que l’on pourra utiliser si on le souhaite, soit pour occire la jeune fille, soit pour s’en servir d’outil pour la délivrer. Rapidement, on se rend compte que la princesse n’est peut-être pas aussi innocente qu’elle en avait l’air au premier abord et l’on ne sait plus trop à quel saint se vouer. D’autant plus que notre propre bras, que l’on aperçoit parfois, est celui d’un monstre griffu à la peau de saurien. Faut-il lui faire confiance ? Se faire confiance à soi-même ? Faut-il croire le narrateur qui nous pousse à la tuer ? Quoi que l’on fasse (ou presque), l’issue sera de toute façon fatale. Fatale pour le héros, s’entend. Car irrémédiablement, le joueur périt, le plus souvent terrassé par la princesse elle-même. Le jeu reprend alors du début, dans la forêt, et seul le narrateur semble ne pas nous croire lorsqu’on lui dit qu’on a déjà tenté d’interagir avec la princesse. Des voix apparaissent dans nos têtes, facettes de notre personnalité, qui, elles, tout comme la princesse, se souviennent parfaitement des tragiques événements qui viennent de se produire. On y retourne alors pour un nouveau face-à-face à l’issue duquel on parvient cette fois, en s’y prenant mieux, à convaincre la jeune femme de ne pas nous assassiner. On la conduit alors, en passant à travers un miroir, auprès d’une entité divine qui, en quelque sorte, absorbe la princesse, en l’enlaçant à l’aide de ses nombreuses mains. Du moins la version de la princesse que l’on est parvenu à débloquer à l’issue de ce premier run en deux parties. L’entité nous demande de lui amener d’autres versions, suffisamment pour parvenir à la satisfaire et à accéder à la fin de l’aventure. On recommence alors à zéro et on se remet à explorer l’arbre des possibilités narratives pour découvrir d’autres princesses alternatives, tantôt candides et tantôt démoniaques. Celle que j’ai rencontrée en premier, par exemple, a vite laissé tombé le masque de la candeur lorsqu’elle s’est mise, après seulement quelques phrases échangées, à ronger son bras de ses petites dents pointues pour se libérer de ses fers !
D’un point de vue esthétique, en effet, les tableaux proposés, peints ou dessinés par Abby Howard et animés par petites touches, sont dans l’ensemble assez glauques. La violence peut éclater à tout moment, arrosant le somptueux noir et blanc de giclées sanglantes. Le gore omniprésent contraste avec l’aspect éthéré des environnements. Tout semble à la fois réaliste et d’un autre monde. On ne sait à qui, ni à quoi se fier. Qui ment, qui dit vrai, qu’est-ce qui est réel ? Il ne faut pas vraiment chercher à le savoir. Mieux vaut se laisser bercer par l’atmosphère gothique, hors du temps, et admirer la magnificence des décors entièrement réalisés à la main. L’écriture n’est pas en reste. Il conviendra d’avoir un bon niveau d’anglais pour l’apprécier, car aucune traduction n’existe pour l’instant. Les dialogues entre les personnages et les voix sont savoureux et souvent drôles, portés par un voice acting de très bonne facture.
Au-delà de cette esthétique globale qui vaut clairement le détour, l’intérêt du jeu repose sur l’attente. Celle de découvrir à quoi ressemblera la prochaine princesse que l’on sculptera à coups de choix plus ou moins éclairés parmi les lignes de dialogues proposées et à quels supplices elle nous soumettra. C’est là l’idée qu’a cherché à développer le couple de développeurs de Slay the Princess. Celle que notre perception d’une situation et des propos qui nous sont tenus peut radicalement changer le cours des événements se déroulant autour de nous. Un mot, un geste, faire confiance ou non, et c’est le destin tout entier qui bascule.
Pour atteindre le générique de fin, il n’est pas indispensable de trouver toutes les versions de la princesse (il m’a semblé qu’il n’était pas possible de tomber deux fois sur la même). Quelques-unes suffisent, ce qui permet de boucler le jeu en trois ou quatre heures. Pour les joueurs souhaitant explorer l’entièreté de l’arbre narratif, il est possible de poursuivre et de viser la complétion. Une version définitive, baptisée The Pristine Cut, est annoncée pour l’automne 2024. Elle contiendra de nouveaux embranchements narratifs et de nouveaux visuels qui seront, à n’en pas douter, grandioses et vous procureront de nouvelles occasions de matraquer fiévreusement la touche F12 de votre clavier ! On notera que Black Tabby Games travaille également sur un second jeu, déjà dispo en early access depuis 2021, intitulé Scarlet Hollow, un autre visual novel sur fond d’intrigues familiales au cœur d’une cité minière tombée en décrépitude. Le premier chapitre est offert sur Steam. J’y jetterai un œil très prochainement !
Quelques liens pour compléter :
Le site officiel de Black Tabby Games.