– Maman, Maman, ça commence !
– De quoi tu parles, mon chéri ?
– L’émission avec le monsieur robot !
– Ah, oui, celle-là…
Ashleigh espérait que Louis, son fils de huit ans, allait oublier. Mais c’était un vœu pieux. L’événement est de premier plan. La jeune mère célibataire de trente-trois ans se met à angoisser. Elle prend une inspiration pour protester, mais il est trop tard. L’enfant a déjà allumé la télé.
Elle serre les dents et vient s’asseoir à côté de lui, sur le canapé deux places de leur quarante mètres carrés de banlieue parisienne. Elle lui prend la main, avant tout pour se rassurer elle-même.
– Regarde, Maman, le voilà !
21h12, sur la première chaîne d’information nationale
– … d’applaudir bien fort M. Théo Tavernier !
Le public présent dans le studio s’exécute.
– Bonsoir, Margot, dit l’homme.
Il tend sa main droite. La présentatrice vedette hésite.
– Ne vous inquiétez pas, je vais tâcher de ne pas vous broyer les doigts, la rassure-t-il.
Elle lui sourit, un peu crispée, et sa peau entre en contact avec la chair synthétique de son invité.
– Votre main est douce, remarque-t-il. C’est la première fois depuis des années que je touche un autre être humain.
L’assemblée retient son souffle.
Les paumes de l’androïde sont tapissées d’une myriade de minuscules capteurs sensibles à la pression, à la chaleur et aux textures. Vêtu d’un costume, grand comme un homme adulte standard – 1m80 environ –, il braque sur la journaliste ses caméras oculaires. Aucune expression ne transparaît sur son visage dénué de muscles et de pilosité. Un trou pour la bouche, deux autres pour les microphones, des deux côtés de la tête, et un renflement sans aucune fonctionnalité autre qu’esthétique en guise de nez. Un faciès plus aérodynamique, tel le profil d’un bolide à quatre roues, que réellement humain.
Comme la journaliste semble embarrassée, il ajoute :
– Oh, je ne voulais pas vous mettre mal à l’aise. Encore moins vous draguer. Je suis timide et beaucoup trop de gens nous observent !
Les spectateurs rient de bon cœur, poussés peut-être par le chauffeur de salle, et l’atmosphère se détend.
Margot convie le robot à prendre place dans l’un des fauteuils rouges alignés sur le plateau, face caméra. Celui de gauche. Elle s’assoit dans celui du milieu, tandis que le troisième, à droite, reste vacant.
– Merci, tout d’abord, Théo, d’avoir accepté notre invitation, lance-t-elle en guise d’amorce. Soyez le bienvenu sur le plateau de notre émission Portraits. Nous savons que vous préférez, depuis les événements d’il y a presque une décennie, éviter la lumière des projecteurs. Des projecteurs dont nous sommes littéralement encerclés sur ce plateau !
– Il fallait bien que je finisse par sortir de mon trou. Seul, on n’est personne.
– Parlons-en, justement, de votre personne. Les plus jeunes de nos téléspectateurs ne vous connaissent peut-être pas et les autres, s’ils ont forcément entendu parler de vous, ont peut-être oublié les détails de votre histoire si particulière. Pourriez-vous nous rafraîchir la mémoire ?
Un silence total règne dans le studio. Théo hoche lentement la tête de haut en bas. Le moteur électrique commandant l’articulation de son cou ronronne juste à côté du micro fixé sur sa veste par les équipes techniques de la chaîne.
– Il y a un peu plus de neuf ans, j’étais encore un être humain organique, comme vous tous. J’avais vingt-cinq ans. J’étais amoureux d’une fille un peu plus jeune que moi. Elle s’appelait Julia. Une escrimeuse, comme moi. Elle était encore étudiante. Moi, je me laissais vivre. Petits boulots, de temps en temps. Jeux vidéo, lectures et rêvasserie, beaucoup. Mes parents n’étaient plus de ce monde, emportés tour à tour par la maladie. Je n’avais pas de famille, peu d’amis et pas d’attaches. Mais je l’avais elle. C’était mon îlot perdu au milieu d’un océan de paresse, de lassitude et de procrastination. Nous avions un ami commun. Martin. Lors d’une soirée très arrosée où le cannabis allait bon train, dans une maison à la campagne, j’ai cru le voir la serrer d’un peu trop près. Ça m’a rendu fou. Je l’ai frappé, puis je me suis barré de la fête au volant de ma voiture…
– C’est là que l’accident s’est produit, n’est-ce pas ?
– Oui. J’étais drogué. Ivre mort, aussi. C’était le milieu de la nuit. Je roulais à tombeau ouvert. La départementale était étroite. Le camion, très large. Une forêt bordait la route. Ma voiture a été projetée contre un arbre, puis le moteur a pris feu. Mes fractures étaient nombreuses. Impossible de m’extraire de la carcasse. Quand le chauffeur du poids lourd est venu m’en extirper, mes vêtements étaient en flammes…
Théo sent les larmes lui monter aux yeux, mais ses yeux ne sont pas pourvus de glandes lacrymales.
– Je ne peux plus sentir la douleur physique, mais les souffrances abominables que j’ai éprouvées ce jour-là résident encore dans ce qu’on a pu préserver de moi.
Il demeure pensif pendant plusieurs longues secondes. Margot émet un petit bruit de gorge approbatif, puis elle le relance :
– Vous voulez parler de la copie de votre esprit réalisée par votre ami ?
– Martin bossait chez Neurobotics, cette start-up qui développait des prototypes de robots humanoïdes destinés à travailler auprès des personnes âgées, dans les entrepôts, dans le nucléaire ou encore sur les chantiers de construction des colonies lunaires et martiennes. Ils étaient censés être équipés d’une IA de pointe, mais tout cela n’était qu’une façade. Tout le monde connaît le fin mot de l’histoire. Neurobotics prévoyait d’implanter dans ses machines les copies des esprits de quelques milliardaires de la tech qui rêvaient d’accéder ainsi à une forme d’immortalité…
– … avant que la justice ne contraigne l’entreprise à suspendre ses recherches pour des questions éthiques. Et que s’est-il passé ensuite ? Rappelez-nous.
– Eh bien, Martin a subtilisé le scanner cérébral sur lequel il travaillait. À l’hôpital, je souffrais du syndrome de l’emmuré vivant. J’étais vaguement conscient, mais je ne voyais plus, n’entendais plus et n’avais plus aucune sensation. Julia devait me veiller. Je criais, dans ma tête, mais elle ne pouvait pas m’entendre. Bref, Martin a débarqué juste avant que mon cœur ne lâche, a créé une copie de mon cerveau, puis il est parvenu à l’injecter dans l’un de ces androïdes expérimentaux. Cela n’a pas manqué d’alerter les services de sécurité, mais il était trop tard. La sauvegarde était implantée.
– N’ont-ils pas essayé de vous effacer, si je puis dire, pour éliminer toute trace de cette expérience illégale ?
– Il auraient pu, mais ils ont préféré profiter de l’occasion pour tester la viabilité d’un tel transfert et voir dans quelle mesure mon esprit parvenait à s’accorder avec ce nouveau corps. Le résultat a dépassé leurs espérances. Je m’adaptais tellement bien à cette nouvelle enveloppe que je suis parvenu à m’enfuir de leur labo et à dévoiler au monde mon improbable existence. S’en sont suivies mon arrestation, les longs débats du comité d’éthique monté pour l’occasion, puis l’obtention de mon statut officiel d’être humain d’un nouveau genre. À la condition que plus jamais on ne reproduise cette expérience. Les conséquences étaient trop imprévisibles. Si imprévisibles qu’on a tenté plus d’une fois de me tuer. C’était invivable. Je suis parti m’isoler dans un lieu tenu secret, dans des montagnes à l’étranger. Quand on n’a besoin que d’un peu d’électricité et de quoi alimenter son esprit, quelques panneaux solaires et une grande médiathèque privée suffisent à nourrir son androïde !
– Et Julia ?
– Elle n’a pas souhaité me revoir. Mon ancienne enveloppe charnelle était morte et enterrée. À ses yeux, je n’existais plus.
Un frémissement perceptible parcourt le public. Théo se dit que son cœur brisé doit être la cause de cet émoi. Il se trompe.
– Ah ! s’exclame Margot. On me dit dans l’oreillette que notre deuxième invité s’apprête à faire son entrée.
Elle se lève, soudain débarrassée de toute tension, et se tourne sur sa gauche tandis qu’un autre robot pénètre sur le plateau. Il est du même gabarit que Théo, mais d’allure plus moderne. Ses mouvements sont plus fluides et son visage, bien que figé, d’apparence plus naturelle. Racé, il a, en somme, moins l’air d’une boîte de conserve bourrée de composants électroniques.
– Bonsoir Margot ! Bonsoir Théo ! claironne-t-il, enjoué.
La journaliste lui serre la main sans hésiter. Théo en fait de même, sans conviction. Le frottement des coussinets sensitifs sur les siens l’emplit d’une méfiance teintée de répugnance.
– Théo, dit Margot, chers téléspectateurs, je suis heureuse de vous présenter, en exclusivité ce soir et en partenariat avec la société Neurobotics, le tout nouveau N-Boy !
Applaudissements.
– Merde, c’est quoi ces conneries… grommelle Théo dans son haut-parleur.
Margot feint d’ignorer son malaise autant que sa grossièreté, puis explique :
– Suite à une récente décision de justice, la société Neurobotics a obtenu l’autorisation de reprendre son activité trop longtemps restée en suspens. Écoutons, à ce sujet, notre invité.
– Je suis tout ouïe ! assène Théo, cinglant.
– Bonsoir à tous. Je m’appelle Théo+. Je suis un androïde de type N-Boy, un robot domestique qui sera très bientôt commercialisé aux côtés de son alter ego féminin, la N-Girl. Je suis doté d’une intelligence artificielle d’un nouveau genre, combinaison d’algorithmes et de données neuronales authentiques.
Il se tourne vers Théo et ajoute :
– Je suis toi, Théo, et tu es moi. Enfin, nous sommes une partie l’un de l’autre.
Théo se met à taper du pied. Une vieille manie qu’il a conservée.
– Tu mens, dit-il. Je suis unique. Un être humain. Il est interdit de me dupliquer.
– Oh, bien sûr, le rassure l’autre robot. Les évolutions successives qui t’ont conduit à ton état actuel n’appartiennent qu’à toi. Mais les données initiales, celles récoltées par ton ami à l’aide d’un matériel volé, ces données appartiennent à Neurobotics qui peut désormais les analyser et les exploiter à sa guise.
Théo se tourne vers la journaliste :
– Je n’y comprends rien. Margot, pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Ils vous ont demandé d’obtenir ma bénédiction en direct à la télévision ? Je me fous de mes vieilles données. Mon passé n’a rien de secret. On le trouve étalé, décortiqué, dans des milliers d’articles. Dorénavant, je n’aspire qu’à la tranquillité. Ce tas de boulons et moi n’avons rien de plus en commun que quelques téraoctets.
– Justement, embraye l’intervieweuse. Notre objectif, ce soir, est de tenter d’avancer ensemble sur cette épineuse question : qui de vous, Théo, esprit dans un corps artificiel, et de vous, Théo+, esprit augmenté implanté dans une machine, est le plus humain des deux ?
– Techniquement, répond Théo+, nos personnalités gravitent autour d’un même noyau. Le scan originel. Toi, Théo, tu as évolué de façon classique, tel un organique, durant neuf ans, emmagasinant des souvenirs et des milliers de petites expériences. De mon côté, j’ai été mis en service il y a seulement quelques jours, mais on m’a enrichi d’une IA très élaborée capable de traiter une masse d’information beaucoup plus grande qu’un esprit de chair. Je suis un humain amélioré. Un transhumain. Sans parler des classiques lois d’Asimov qui m’ont aussi été inculquées, me rendant incapable de nuire à mes semblables, tant organiques que synthétiques.
– Pourquoi, intervient Théo, s’encombrer de mes vieilles données personnelles ? Je n’ai rien d’un supercalculateur. Les capacités de ton IA dépassent de loin les miennes dans tous les domaines. Calcul brut, mémoire, analyse… Je ne fais que te freiner.
– Détrompe-toi ! s’exclame Théo+. Tu possèdes des dons naturels, nécessaires à l’intégration des androïdes dans la société, que personne n’a pu recréer, même par rétroingénierie de scans cérébraux. Les arcanes du cerveau organique demeurent pour l’heure impénétrables.
– De quels dons parlez-vous ? l’interroge Margot.
– Mais des émotions, naturellement ! Les informaticiens les plus brillants de ce monde tentent depuis des décennies de modéliser les sentiments. De traduire en lignes de code la joie, la peur, l’amour, la colère, la tristesse, le simple enthousiasme ou la curiosité. En vain. On pense à un ami ou à un amant parce qu’on dispose de données à son sujet stockées matériellement dans notre tête, mais pourquoi l’aime-t-on ? Pourquoi redoute-t-on sa perte ? Pourquoi certains hommes rêvent-ils d’immortalité ? Une machine qui n’a à craindre ni le vieillissement, ni l’obsolescence, grâce à cette possibilité que nous avons de transférer notre mémoire sur un nouveau support, qu’est-ce qui la pousse à continuer à être ?
Théo botte en touche :
– Un assistant personnel a-t-il besoin de ressentir des émotions ? Quel est donc le nouvel objectif secret de Neurobotics ? Créer des super-humains ? Ton esprit a bénéficié d’extensions algorithmiques. Tu n’as plus rien d’un humain. Tu es sûrement plus intelligent que quiconque. Et alors ? Un ordinateur battant un grand maître d’échecs ou une grue soulevant une plus lourde charge qu’un champion d’haltérophilie sont-ils supérieurs à l’Homme ? La comparaison n’a juste pas de sens. Mon esprit a été transféré sans être modifié. Je ne suis que Théo, mais je suis authentique. Continuellement moi. Seule l’enveloppe a changé comme on change mensuellement de peau.
– Et pourtant, répond Théo+, l’IA, associée à l’esprit, fait des merveilles. Ton cerveau a été abîme, tu t’en souviens, lors de ton accident. À ton réveil, dans ton nouveau corps, tu souffrais d’amnésie partielle.
– Oui, et alors ?
– Je suis, moi, pourvu d’un puissant algorithme de reconstruction d’images adapté aux images mentales. Cela m’a permis de découvrir des pans de notre passé…
– De MON passé !
– … que tu avais complètement oubliés.
– À ce propos, Théo, glisse Margot, regardez donc cette photo.
Un portrait s’affiche derrière les trois interlocuteurs. Théo se retourne.
– Maman ! Y’a ta tête à la télé ! Ouah, t’es jeune là-dessus !
– Tu devrais éteindre maintenant, Louis. Il est tard.
Ashleigh se lève et part se réfugier dans la salle de bains.
– Tu la reconnais ? demande Théo+.
Théo sent le métal de son crâne chauffer au niveau des tempes.
– Lorsque Julia t’a quitté, deux ans avant ton accident, c’est de cette fille-là que tu es tombé amoureux. C’est elle qui veillait ton corps inerte, à l’hôpital…
Quelques souvenirs embrumés refont surface. Un comptoir… Un nom…
– Pourquoi me fais-tu subir ça ? Enfoiré !
– Oh, le robot, celui qui est vraiment humain, il vient de se jeter sur l’autre ! Il lui a carrément arraché la tête ! Y’a du liquide bleu partout. Trop gore ! Oh, il vient de dire ton prénom, Maman !
Ashleigh se précipite hors de la salle de bains.
– Ash, le Mystic ! Retrouve-moi au Mystic !
Théo sort du studio en brisant les poignets de ceux qui essaient de le retenir.
– À mort le monstre de métal ! hurlent les spectateurs survoltés. Qu’on réinitialise cette abomination !
– Maman, le Mystic, ce serait pas le bar où vous vous êtes…
– Oui. Mets ton manteau, Louis. Je t’emmène rencontrer ton père.