– Père ! La patrouille est de retour ! Nos hommes ont aperçu la bête !

– De quelle bête parles-tu ? De l’ours brun ? Ce grand mâle qui décime notre bétail depuis au moins trois saisons ? Ont-ils enfin trouvé la grotte ou la tanière où hivernent encore en ce début de printemps sa femelle et ses petits ?

– Non, Père. Il ne s’agit pas de l’ours. Ils ont vu l’arpenteur des glaciers ! Le terrible monstre des neiges !

– Balivernes ! Jal, mon fils, à qui avais-tu confié ce matin le commandement de la patrouille ?

– Au vieux Tork, Père. Il connaît chaque arbre, chaque éboulis, chaque crevasse et chaque repli de nos montagnes à trente kilomètres à la ronde.

– Fais-le entrer.

Kal sortit de la tente d’apparat et revint quelques instants plus tard, un homme âgé sur ses talons, en prenant soin de rabattre l’épaisse porte de toile derrière eux.

– Mon bon Tork, dit le chef de clan, est-ce l’âge qui te fait voir des mirages ? As-tu perdu la vision d’aigle qui a fait ta réputation de traqueur parmi les nôtres ? Ainsi donc, tu aurais aperçu la créature qui effraie tant nos enfants ? Celle de la fable qu’on leur récite les soirs de grand froid. L’histoire du chasseur et de la bête aux yeux vairons.

– Nous étions sept, ô Simur notre chef. Nous l’avons tous vue marchant le long de la moraine orientale du glacier du Grand Cerf. Un géant humanoïde recouvert d’une épaisse toison blanche comme neige. Un camouflage adapté à son environnement.

– L’avez-vous suivie ? demanda Simur. Contre sept guerriers aguerris, aucun animal ne fait le poids !

– Elle s’est avancée sur la glace, là où le soleil se reflète en projetant des éclats de lumière aveuglants. Impossible alors de suivre ses déplacements. En tout cas, nous ne l’avons pas vue ressortir par le flanc ouest du glacier. Elle s’est comme volatilisée.

– Parce qu’elle vole, en plus, cette chimère ! railla Simur.

– Mais ce n’est pas tout ! poursuivit le vétéran. Il y a trois jours, avec le réchauffement de l’air printanier, une immense plaque de neige ramollie s’est détachée en amont du glacier. Les avalanches sont fréquentes en cette saison, bien sûr, mais jamais de ma longue vie je n’en avais vu d’une telle ampleur. La déflagration a fait trembler tout le massif. Même la sentinelle postée au refuge des Trois Gypaètes, à quatre kilomètres d’ici, a sursauté au moment de l’impact.

– Je m’en souviens, oui, acquiesça le chef. Eh bien ?

– La frange basse du glacier s’est lézardée et toute une rangée de séracs s’est effondrée, dévoilant l’entrée d’un tunnel dissimulé derrière un tas de pierraille, de boue et de branchages entremêlés maquillé en névé.

– Un tunnel, dis-tu ? N’était-ce pas plutôt une cavité naturelle ?

– Je ne le crois pas, Simur, car il y a mieux encore ! Quelques mètres plus haut, une fracture nouvelle laissait entrevoir les contours d’une façade ouvragée, empilement régulier de pierres noires. Un vieux temple abandonné, peut-être…

– Cela doit être le repère de la créature, Père ! s’exclama le jeune Jal. Confiez-moi dix hommes et je lui règlerai son compte ! Nous accrocherons sa tête à côté de celle du grand loup argenté que j’ai étranglé à mains nues l’hiver de mes quinze ans ! Avant la fin de mon dix-septième printemps, j’étendrai à vos pieds la dépouille du yéti !

– Ha,ha ! Tu es l’un des plus braves guerriers de la tribu, Jal, mon fils, et tu auras encore bien des occasions de prouver ta valeur. En attendant, je vais te confier une autre tâche. Une tâche de la plus haute importance.

– Vous refusez donc que j’aille occire cette abomination ?! s’emporta le fougueux jeune homme.

– Je ne crois ni aux légendes, ni aux créatures fantastiques, Jal, tu le sais. Je suis un pragmatique. Si cette bête existait, elle serait morte depuis des lustres ! Les nôtres parlent d’elle depuis des générations. Tu vas aller inspecter cette grotte, puisque tel est ton souhait.

– Quels hommes se joindront à moi ? Tork ? Alfir ? Joklass ?

– Oh, non, fit le patriarche d’une voix posée. Tu n’auras nul besoin d’une armée pour te défaire d’un vulgaire animal. Les ours sont encore ensommeillés en cette saison. Une simple torche suffira à les effrayer.

– Mais ce n’était pas… commença le vieux chasseur.

– Vous voulez que je m’y rende seul, Père ?! s’écria Jal. Est-ce là une épreuve à laquelle vous désirez me soumettre ?

– En quelque sorte, oui. Une mission, dirai-je. Qui sait quelles merveilles peut receler un temple de l’Ancien Monde déchu ? Mais tu n’iras pas seul. Ta sœur marchera à tes côtés.

– Elmeïa ? Mais pourquoi donc, Père ? Elle ne sait ni se battre, ni reconnaître les sentes et les ruisseaux de nos propres montagnes ! Le glacier se trouve à plus de huit heures de marche !

– Tu seras avec elle ! Elle n’aura pas besoin de s’orienter seule. En cas d’attaque, tu sauras le défendre.

– Elle me ralentira !

– Ne la sous-estime pas, Jal. Elmeïa possède des talents que tu ne soupçonnes pas.

– Elle ne quitte pour ainsi dire jamais notre tente-dortoir et passe ses journées à peindre, broder et sculpter des silhouettes humaines ou animales dans des morceaux de bois !

– Je t’aime, mon fils, mais tu n’es qu’un philistin ! Elle saura reconnaître un trésor là où tu ne verrais que d’inutiles babioles juste bonnes à être fondues pour forger de nouvelles lames !

– Ces lames nous gardent en vie, Père ! se défendit le jeune guerrier.

– Pour l’instant. Mais nous ne pourrons survivre mille saisons encore en ne misant que sur la force !

– Père, j’insiste, je…

– Il suffit ! asséna Simur en levant une main devant lui, paume tournée vers sa progéniture. Vous partez dans une heure !

Jal serra les dents, croisa ses poings sur sa poitrine et s’inclina de quelques degrés vers l’avant en signe d’assentiment.

– Bien, Père !

Puis il prit congé sans se donner la peine de saluer le vieux Tork.


***


– Elmeïa ! cracha-t-il en entrant en trombe dans la tente-dortoir familiale.

Jal était grand, large d’épaules et arborait déjà une épaisse barbe noire. Malgré son jeune âge, c’était un véritable colosse, incarnation de la vigueur, le visage tanné par le froid, les mains fortes, propres à manier l’épée, et le corps tout entier taillé pour le combat rapproché. Tout le contraire de sa sœur jumelle, frêle, pâle, les doigts fins et le geste délicat.

À mesure qu’ils grandissaient, cette chambre commune s’était muée en un lieu d’une déplaisante promiscuité. Alors que son frère pénétrait dans la tente, Elmeïa était occupée à démêler ses longs cheveux de jais à l’aide d’un peigne légèrement spiralé qu’elle avait elle-même sculpté dans la corne d’un mouflon.

– Jal ! Tu exagères ! Il faut t’annoncer ! J’aurais pu être nue !

– Vivement que tu te trouves un mari, que j’aie la piaule pour moi seul !

– Trouve-toi donc une femme ! Le résultat sera le même.

Jal souffla par le nez, puis il déclara :

– Il a fait froid la nuit dernière. Équipe-toi de tes chaussures cloutées et revêts tes plus chaudes fourrures. Nous devons nous rendre au glacier du Grand Cerf sur ordre de Père.

– Quand partons-nous ? demanda Elmeïa, docile, sachant qu’il eût été vain de protester.

– Sur-le-champ !


***


Ils parvinrent au pied de l’immense langue de glace bleutée en fin d’après-midi. Jal avait porté armes, piolets, cordes, fagots et couchages sur son dos, tandis qu’Elmeïa s’était chargée du léger sac de vivres et de suivre la cadence militaire imposée par son frère.

Pour faciliter la suite de l’expédition, avant de se lancer à l’assaut des séracs et des congères qui les séparaient de l’entrée de la grotte, ils installèrent leur bivouac sur un tapis de poudreuse.

Ils se reposèrent un quart d’heure autour d’un feu allumé à la hâte, avalèrent quelques fruits secs et morceaux de viande séchée et burent quelques gorgées de neige fondue.

– Allons-y ! commanda Jal. Ne marche pas en dehors de mes traces !

Grimaçante de douleur, ses pieds meurtris par les heures, longues et éreintantes, passées à crapahuter de rocher en rocher, Elmeïa lui emboîta le pas sans se plaindre.

Jal n’ignorait pas quel exploit elle venait déjà d’accomplir. Pour l’encourager, il s’arrêta un instant, posa une main sur son épaule et lui dit :

– Mère aurait été fière de toi.

Elle sourit timidement, puis ils reprirent leur périlleuse ascension. Le terrain, déjà précaire en temps normal, avait été rendu instable par le raz-de-marée de neige et de cailloux de l’avalanche.

– Voilà l’entrée du tunnel ! indiqua Jal.

Il déblaya les obstacles qui obstruaient en partie le passage, alluma deux torches, en tendit une à sa sœur, puis ils s’engagèrent dans l’étroit et obscur boyau, échines courbées.

À peine eurent-ils franchi cinq mètres qu’un sifflement aigu déchira l’air extérieur. Un son si puissant qu’il se répercuta jusque dans les entrailles de la terre. Ils tendirent l’oreille. Le même bruit désagréable se répéta plusieurs fois, à intervalles de plus en plus rapprochés, émanant de plusieurs directions. Une cacophonie de cris stridents.

– Des marmottes, expliqua Jal. Elles s’alertent mutuellement de la présence d’intrus sur leur territoire. Avançons !

Ce disant, il tira un glaive à double tranchant de son fourreau. S’il y avait un ours au fond de ce trou, il était maintenant à coup sûr parfaitement réveillé.

Les parois de la grotte, d’abord constituées de glace et de roche, se parèrent bientôt de rectangles noirs tous identiques, liés les uns aux autres par une sorte de pâte grise durcie. Les pierres taillées que le vieux Tork avait décrites.

Après une cinquantaine de pas, une lourde porte de métal se matérialisa devant eux dans les halos des torches.

Jal en avait déjà vu en de rares occasions, aux abords des secteurs interdits, lorsqu’il s’était aventuré au-delà des limites des terres claniques à l’insu de ses parents. Il actionna la clenche, mais rien ne se produisit. Les sifflements, autour du glacier, s’étaient tus. Il colla son oreille à la surface glacée du panneau. Sa sœur l’imita.

Clic !

Elmeïa sursauta.

– C’était quoi, ça ? fit-elle.

Jal activa une nouvelle fois la poignée. La porte s’ouvrit et tourna sans un son sur ses gonds soigneusement graissés.

– Reste derrière moi ! ordonna le jeune homme.

Son glaive levé devant lui, il fit un premier pas à l’intérieur du temple. Puis un second. Puis…

GROOOARRRR !!!

Le rugissement paralysa d’effroi la sœur comme le frère. Elle lâcha sa torche qui s’éteignit en touchant le sol. Jal tourna sur lui-même pour tenter de sonder les ténèbres à la clarté de son feu. Une ombre massive traversa l’espace devant eux. Il brandit son arme et frappa l’air plusieurs fois, de taille et d’estoc. Ils pouvaient entendre le souffle rauque de la bête tapie dans l’obscurité.

Soudain, elle se dressa dans la lumière, monstrueuse, debout sur ses pattes arrière, griffes sorties et crocs découverts. Une sorte d’ours polaire difforme à l’allure vaguement humaine.

GROOOOOOOARRRR !!!

D’un coup de patte, elle projeta la torche de Jal contre un mur. Il abattit son glaive. Trop tard. La lame ne rencontra que le vide.

Ils entendirent la créature courir tout autour d’eux, dans le noir, rapide et invisible.

Clic !

La porte était de nouveau verrouillée. Comment pouvait-elle être dotée d’une telle intelligence ?

Jal et Elmeïa n’entendaient plus que leurs propres souffles, rapides et imprégnés de terreur. Ils allaient se résigner à ce que ce temple leur servît de tombeau lorsqu’un flot d’une vive lumière vint tout à coup frapper leurs rétines.

Aveuglés, leurs yeux mirent plusieurs longues secondes à s’accoutumer. La créature se tenait là, devant eux. Immobile, elle ne manifestait aucun signe d’agressivité.

Le bras armé de Jal s’abaissa et ses doigts se desserrèrent autour du pommeau de son glaive. À la crainte s’était substitué un état de profonde sidération.

Autour d’eux venait de se dévoiler un décor que même en rêve ils n’auraient pas pu imaginer.

Dans leur monde, le soleil, les étoiles, le feu et les lucioles étaient les seules sources de lumière. Ici, elle émanait de tubes incandescents fixés au plafond. S’ils croyaient volontiers aux esprits des montagnes, aux animaux fantasmagoriques et en quelques divinités sylvestres et agricoles, la fée électricité ne faisait pas partie de leur panthéon.

Les murs et le sol étaient carrelés de blanc. Un blanc immaculé qui rappelait la neige du dehors. Sur une table et sur des étagères adjacentes était entreposée une profusion d’équipement : skis, bâtons, fusils, anoraks, masques aux visières irisées et tout un tas de gadgets électroniques que Jal et sa sœur eussent été bien incapables d’identifier.

La bête leva ses énormes mains et les plaça de chaque côté de son crâne velu.

Si Jal avait déjà compris qu’ils avaient affaire à un être humain grimé en aberration de la Nature, il était persuadé que c’était le visage d’un vieillard qu’ils allaient découvrir lorsque la créature allait retirer son masque. Pourtant, ce fut celui d’un jeune homme à peine plus âgé qu’eux qui apparut lorsque l’hideuse tête se sépara du corps. Il portait des lunettes de montagne aux verres fumés.

Le garçon, blond et aussi pâle qu’Elmeïa, entreprit ensuite de retirer ses pattes factices. Ses mains étaient fines. Minuscules comparées aux paluches griffues de la bête qu’il avait incarnée un instant plus tôt. Puis il enfonça ses doigts dans sa toison, au niveau du cou, où il saisit le curseur d’une fermeture éclair. Il s’extirpa du reste de son costume, seulement vêtu d’une légère tenue de sport grise à bandes blanches, et descendit des courtes échasses qui lui avaient permis d’ajouter une cinquantaine de centimètres à son bon mètre quatre-vingt-cinq.

Il rangea son déguisement dans un placard et essuya son front trempé de sueur avec une serviette de toilette. Il s’avança vers Elmeïa, ôta ses lunettes et plongea son regard dans celui de l’adolescente.

– Je m’appelle Édouard, dit-il en lui tendant une main chaleureuse accompagnée d’un sourire. Mais tu peux m’appeler Ed.

Il parlait la même langue qu’eux, mais avait un accent étrange. Indéfinissable.

Si Elmeïa demeura muette, ce n’était pas tant par crainte de l’étranger qu’en raison d’une particularité anatomique de ce dernier.

Il était beau, songea-t-elle. D’un type très différent de celui des hommes de son clan. Mais ce n’était pas tout. Dans ses prunelles luisaient deux joyaux : une pépite d’or dans la droite et une émeraude chatoyante dans la gauche. Un soleil et la canopée d’une jungle luxuriante.

Elle avança sa main vers celle du garçon, mais ses doigts se heurtèrent à la froideur du métal. Celui du glaive que Jal venait de placer entre eux.

– Elmeïa ! Ne le touche pas ! somma le jeune guerrier.

– Mais… Ces yeux… murmura-t-elle.

– Je suis navré, s’excusa Ed. Je vous dois, je crois, quelques explications. Si toutefois vous souhaitez les entendre.

– Je veux tout savoir ! s’exclama Elmeïa. Jal, Tu es d’accord ?

Poussé lui aussi par la curiosité, il approuva d’un geste du menton, non sans gratifier l’étranger d’un solennel avertissement :

– Tu essaies encore une fois de la toucher, je te tranche le cou.

– Entendu, acquiesça Ed. Si vous voulez bien me suivre.

Il fit quelques pas jusqu’à une deuxième porte, semblable à la première. Il appliqua la paume de sa main sur une plaque carrée noire scellée dans le mur. Un déclic se fit entendre et le panneau pivota.

– Bienvenue dans mon humble bunker ! fit-il. Nous sommes ici dans la pièce principale qui me sert à la fois de chambre, de salon et de salle d’étude.

– Es-tu un envoyé de la Tribu du Haut-Plateau ? demanda le guerrier, ignorant ces paroles accueillantes.

– Sois un peu aimable, Jal ! l’enjoignit sa sœur, soudain pleine d’aplomb. Regarde autour de toi !

Ils se trouvaient au centre d’une immense salle circulaire aux murs entièrement recouverts de hautes bibliothèques pleines à craquer qui s’étiraient, du sol au plafond, sur plus de quatre mètres de hauteur. Elles contenaient des livres, bien sûr, par milliers, mais aussi toute une myriade de petites boîtes rectangulaires en plastique alignées les unes à côté des autres. Il y avait, à l’ouest, un grand lit deux places, au nord un canapé et plusieurs fauteuils et tout le reste était occupé par des tables de toutes dimensions, entourées de chaises de divers modèles, sur lesquelles trônaient des piles de classeurs, de feuilles, de carnets de notes, de livres, des alignements de crayons et de stylos et, par dizaines, des machines électriques qui ronronnaient en chœur et affichaient sur leurs écrans données et images en tous genres.

Les jumeaux n’avaient jamais vu de tels dispositifs.

– Qu’est-ce que cette diablerie ?! s’écria Jal.

Un ordinateur portable, en particulier, attira son attention. Il s’en approcha et fronça les sourcils.

– Mais… C’est notre campement qu’on voit là !

Il se tourna vivement vers Édouard et ajouta :

– Tu nous espionnes, misérable !

Puis il se rua sur l’étranger, glaive levé devant lui. À sa grande surprise, le jeune homme au regard hypnotique esquiva d’un prompt déplacement le coup qui tomba dans le vide. Jal sentit comme un léger picotement sur sa nuque, puis il s’affaissa sur le sol tel un pantin dont on aurait sectionné d’un coup tous les fils.

– Que… Que lui as-tu fait ? demanda Elmeïa d’une voix tremblante.

Édouard jeta la petite seringue dans une corbeille à papiers.

– Rassure-toi, il n’est qu’endormi. Ton frère n’était pas prêt à entendre mes révélations. Mais je suis convaincu que toi, en revanche, tu l’es.

Il désigna un fauteuil en cuir orange :

– Je t’en prie, assieds-toi.

Elmeïa s’exécuta.

– Désires-tu boire quelque chose ?

Elle fit non de la tête, puis leva les yeux vers lui et dit :

– Quel âge as-tu ?

Il s’assit sur le sofa situé en face d’elle et répondit :

– Tu n’aurais pas pu me poser meilleure question. J’ai entamé il y a à peine quelques jours ma trois cent cinquante-sixième année.

– C’est absurde.

– Et pourtant véridique. Je vais tout t’expliquer. Es-tu déjà descendue dans la Vallée Interdite ?

– Oh, bien sûr que non ! Il nous est impossible de quitter nos montagnes. L’air, en bas, est délétère, envahi par un brouillard toxique qui jamais ne se dissipe. Tous ceux qui s’y sont risqués en sont revenus gravement malades ou ne sont pas revenus du tout.

– Sais-tu au moins ce qui se cache dans ces brumes ?

– Des monstres peut-être. Des araignées géantes ou des serpents venimeux. Je les vois, souvent, dans mes rêves, et je les dessine au réveil, au fusain, sur de grandes pierres plates.

– Tu es donc une artiste ?

– Mon père le pense, oui. Mais une artiste n’est guère utile à la survie d’un clan… Je devrais plutôt apprendre à cuisiner ou à tanner les peaux.

Pendant une minute, Ed se perdit dans ses pensées. Puis il reprit :

– J’avais dix-huit ans lorsque la guerre a éclaté.

– La Querelle des Cinq Hivers ?

– Oh, non, pas celle-là, Elmeïa. Je te parle de la Troisième Guerre Mondiale de l’été 2047.

– Mondiale…

– Autrefois, il existait un monde beaucoup plus vaste qui s’étendait bien au-delà des frontières de ces montagnes. Il existe toujours d’ailleurs. Il est simplement devenu inaccessible.

– Pourquoi ?

– Encore une excellente question. Il y a un peu plus de trois siècles, la Terre était peuplée de près de dix milliards d’êtres humains. Nous avions asservi la Nature afin qu’elle se plie à nos caprices les plus fous. Nous n’avions plus aucun prédateur, ne souffrions jamais de la faim ou du froid, avions réussi à dompter la matière en perçant les secrets de ses plus infimes rouages et étions capables d’envoyer en une fraction de seconde un message, une image ou même un objet à un ami résidant aux antipodes de notre position, de l’autre côté de la planète. Nous avions presque tout conquis et avions tout pour être heureux. Mais il en faut toujours plus à l’Homme. De nouveaux territoires à explorer. Deux quêtes, en particulier, titillaient l’avidité des esprits les plus ingénieux et les plus entreprenants. Deux rêves ancestraux…

– Découvrir l’emplacement de la demeure des dieux ?

– Presque… Crois-tu en l’existence de divinités ?

– Je ne sais pas.

– Qu’il en existe ou non, dit l’étranger, nous avons décidé d’en créer une. Ou plutôt une multitude. Conquérir Mars puis le reste des astres du système solaire sur lesquels il était possible d’atterrir était l’un de ces deux rêves. Nous aurions sûrement mieux fait de nous concentrer sur celui-là.

– Si tu es aussi vieux que tu le prétends, cela signifie donc que…

Elle n’osa pas finir sa phrase.

– Oui, nous avons mis au jour le secret de l’immortalité. Enfin, de l’insénescence, pour être précis. Nous avons trouvé un remède au mal qui accable les hommes depuis la nuit des temps : la vieillesse et la mort qu’inéluctablement elle entraîne. Une société spécialisée dans la nanorobotique et les biotechnologies, Eternity Labs, a mis au point une sorte de potion appelée l’Élixir d’Insénescence. Un cocktail de substances chimiques et de minuscules robots chirurgiens conçus pour sculpter l’ADN à l’intérieur même des cellules à l’aide de… Oui, enfin, tu ne dois rien comprendre à tous ces mots compliqués…

Elle haussa les épaules. Elle voulait en savoir plus.

– Pourquoi y a-t-il eu une guerre alors, si tout le monde pouvait rester jeune pour l’éternité ? Est-ce que seuls les plus riches pouvaient obtenir ce médicament ?

– De fait, oui, mais ce n’était même pas ça le fond du problème. Certains pensaient que de tels progrès et de tels désirs n’étaient pas naturels. Pour des raisons religieuses souvent, mais aussi parfois par simple peur de la vie. D’avoir trop de temps devant soi. Une partie de l’humanité voulait à tout prix avoir une dose, une autre tout faire pour arrêter cette abomination et une dernière, la plus grande, ne pouvait que rêver d’avoir le choix. Comme ils l’ont toujours fait, les hommes ont décidé de régler ce désaccord sur le champ de bataille. Sauf qu’à l’époque, on ne faisait usage ni d’arcs, ni de glaives pour semer la mort, mais d’armes d’une puissance incommensurablement supérieure, capables de rayer en quelques minutes un pays entier de la surface du globe.

– Le Ragnarök…

– En quelque sorte, oui. C’est amusant comme toutes les mythologies se sont confondues après le Grand Bombardement.

– C’est quoi, le Grand Bombardement ?

– Un événement historique dont je suis l’historien autoproclamé ! Les blocs panaméricains, européens et sino-russes n’ont pas osé recourir au feu nucléaire. La Terre aurait été intégralement vitrifiée. Personne ne voulait ça. Alors ils ont opté pour des armes nouvelles. Des missiles expérimentaux remplis de nanorobots, semblables à ceux de l’Élixir, mais programmés dans un but un peu moins philanthrope. Ces machines sont même capables de se dupliquer en piochant la matière nécessaire dans leur environnement. Elles forment ce brouillard qui nappe tout ce qui se trouve à moins de mille mètres d’altitude. Impossible de s’en débarrasser.

– Mais tu as survécu, remarqua Elmeïa. Et mes ancêtres aussi.

– Quelques milliers de personnes en ont réchappé, ici et là. Mais la civilisation s’était effondrée et la plupart des survivants se sont rapidement ensauvagés. J’étais pauvre à l’époque. Je venais de partir de chez mes parents pour aller étudier à la grande ville. J’ai profité de la confusion pour subtiliser une seringue d’Élixir dans le cabinet d’un médecin. Je me suis injecté le produit, puis je suis allé me réfugier dans ces montagnes.

– Tu faisais donc partie de ceux qui voulaient la renaissance ?

– L’insénescence. Oui, je la voulais.

– Pourquoi ?

– Regarde autour de toi.

Elmeïa tourna la tête, à gauche, puis à droite, jetant un œil au passage en direction de son frère toujours inanimé, avant de reconnecter son regard à celui, magnétique, d’Édouard.

– Que vois-tu ? demanda-t-il.

– Des livres, je crois. Je n’en ai vu que rarement et dans un piètre état. De toute façon, je ne sais pas lire…

Elle baissa la tête.

– Ne t’inquiète pas. Je t’apprendrai.

– M’apprendre ?

– Si tu le veux. J’ai lu chacun de ces ouvrages au moins dix fois !

– Mais, il y en a des milliers…

– Oh, beaucoup plus ! Il y a en-dessous de nous sept étages identiques à celui-ci, plus toutes les annexes techniques. Ce bunker appartenait à l’armée. J’ai eu plusieurs siècles à disposition pour l’aménager à mon goût. Avant le Bombardement, j’étais un passionné de littérature. De cinéma aussi. De séries et de jeux vidéo. Tu ne peux pas savoir ce que c’est. Je voulais tout lire, tout voir et tout tester. Une pensée me taraudait souvent. Obsédante. Celle qu’un jour je ne serais plus là pour découvrir les œuvres que créeraient les artistes du futur. L’idée que l’on puisse écrire un livre à mon goût alors que je ne serais plus de ce monde pour le lire m’était intolérable.

– Mais d’où proviennent tous ces objets ?

– Oh, il y avait dans ce bunker un modèle de scaphandre conçu pour résister à tous les types de gaz. Il m’a permis d’explorer de nombreuses villes, parfois très loin d’ici. J’en ai ramené tous ces trésors et les appareils nécessaires à leur consultation. Des panneaux solaires installés à l’extérieur, à l’abri des regards, permettent de les alimenter en énergie.

– Pourquoi ce déguisement de monstre ? Tu aurais pu nous rejoindre.

– J’ai appris à me méfier des autres survivants.

– Tu as déjà été attaqué ?

– Oui, mais ce n’est pas pour cette raison. Je ne suis pas resté seul longtemps au début. Un petit groupe de rescapés s’est joint à moi. Parmi eux, il y avait une femme. Nous nous sommes aimés et avons eu un enfant. Je les ai vus tous les deux mourir de vieillesse. Je n’avais pas transmis l’insénescence à mon fils… J’ai mis des décennies à me remettre de ce chagrin. Je me suis juré de ne plus jamais m’infliger une telle torture et de me consacrer à l’étude pendant les dix millénaires à venir.

– Alors pourquoi nous avoir laissés entrer ?

– Je commençais à trouver le temps long, j’imagine… J’aimerais pouvoir au moins partager mes impressions au sujet de mes lectures et de mes visionnages. J’écris des critiques et même des fictions, mais sans personne pour les lire…

– Je ne te le demanderais pas si Jal pouvait nous entendre, mais… comment fais-tu pour… euh… pour…

– Pour assouvir mes besoins ?

– Oui.

– Je chasse, je cueille, je cultive un peu. Je me débrouille. Quant au reste… Il existe des livres pour cela aussi.

Édouard sentit son pouls s’accélérer.

Critch, critch, critch…

Critch, critch, critch…

– C’est quoi ?! fit Elmeïa, soudain sur le qui-vive.

– Oh, ce n’est rien. Ce n’est que mon amie Jeanne.

– Ton amie ?

– Oui, regarde-la. C’est la tendresse personnifiée !

– Une… personne… ?

Critch, critch, critch…

Un animal à fourrure, pas plus gros qu’un petit chat, se faufila entre les chevilles d’Elmeïa avant d’escalader la jambe, puis le tronc de l’étranger. Perchée sur son épaule, elle se lova contre son cou et jeta un timide coup d’œil en direction de la jeune fille. Un œil à l’iris ambré qu’on eût pu croire en or massif.

– Jeanne dispose de sa propre porte d’entrée secrète.

– D’ordinaire, les marmottes ont les yeux noirs, comme moi, s’étonna Elmeïa.

– Un jour, alors que j’explorais les ruines de la capitale, j’ai eu la chance de tomber sur un lot de doses d’Élixir encore emballé, à l’intérieur d’un camion de transport renversé envahi d’herbes et de ronces. La boîte était écrasée, mais il restait encore une seringue intacte à l’intérieur. C’était il y a à peu près deux cents ans…

– Tu ne pouvais pas la donner à un autre être humain ?

– Je ne voulais plus entendre parler des humains, à cette époque. Cette petite marmotte m’apportait beaucoup de réconfort par sa seule présence. Un chien ou un chat, ça n’aurait pas supporté longtemps la vie en haute montagne.

– Mon clan s’est établi dans ce secteur il y a des générations. Nous vivons dans des tentes, comme des nomades, mais en réalité nous ne quittons jamais le massif. Pourquoi n’as-tu pas fui loin de nous ?

– L’homme est un animal complexe. Je me complais dans la solitude, mais savoir que d’autres hommes ne vivent qu’à quelques kilomètres de chez moi, même au risque qu’ils se montrent hostiles, cela a un côté rassurant.

– D’où le déguisement ?

– Oui. De la laine de mouton, des crocs de loup, des serres d’aigle royal, un peu de rembourrage et de quoi me faire gagner quelques dizaines de centimètres… Juste assez pour créer ma propre légende et garder le pire des prédateurs à distance raisonnable. Je ne vieillis pas, mais cela ne fait pas de moi un immortel.

Elmeïa regarda encore une fois autour d’elle, fascinée par cet incroyable entassement de savoir et de créations tout droit sorti d’un autre monde. Affamée d’expériences nouvelles, elle sentit monter en elle une pulsion irrésistible.

– Comment as-tu fait pour garder toutes ces vieilles machines en aussi bon état ? demanda-telle.

– Oh, les réserves de pièces de rechange sont quasi illimitées pour qui sait où chercher. Puis j’ai eu le temps d’apprendre à bricoler. L’électronique et l’informatique n’ont plus de secrets pour moi !

– L’informatique ? Tu m’apprendras aussi ?

– Si tu veux ! Ainsi que les langues anciennes et… et tout le reste.

Jal se mit tout à coup à grogner et à se tortiller sur le sol.

– Mon frère va bientôt se réveiller…

– L’anesthésiant que je lui ai injecté est puissant. À son réveil, ses idées seront confuses. Il ne se souviendra pas de ce qui vient de se passer. Il ne faudra rien lui raconter. Je vais t’aider à le porter jusqu’à l’extérieur.

– Quand nous reverrons-nous ?

– Je viendrai jusqu’à toi et, si tu le désires, nous partirons ensemble et tu pourras venir vivre ici. Réfléchis-y.

– Je le ferai.

Elle se leva et lui déposa un petit baiser fugace sur la joue, sous le regard hétérochrome de Jeanne.


***


Tandis qu’il observait Elmeïa et son frère s’éloigner dans la neige sur son écran de surveillance, Ed se demanda, pour la millième fois, s’il existait dans le monde d’autres amortels comme lui.

Il ouvrit un petit coffret en bois posé à côté de son ordinateur et contempla la seringue entreposée à l’intérieur. Il avait menti. Dans le camion, ce jour-là, il n’avait pas trouvé qu’une seule dose d’Élixir. Il avait pu en récupérer deux.

Oui, il reverrait très vite la sauvageonne. Elle était belle. Elle était artiste. Parce qu’il avait besoin d’amour et de nouvelles œuvres dans lesquelles se noyer, il sèmerait dans ses yeux deux gemmes éternelles.